Saint-Père en Vallée : Une abbaye et son cartulaire. Traduction Arlette Boué

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Samuel Leturcq, Université de Tours
Préface de la traduction.

[…] Comprendre le Moyen Age, c’est se plonger dans un monde qui sent tout à la fois la paille et l’encens, c’est-à-dire une société toute entière emprunte de rusticité et de sacré. Qui pourra jamais comprendre totalement une société aussi étrange pour nous, c’est-à-dire entrer aux tréfonds d’un état d’esprit fondamentalement religieux, naturellement inégalitaire, foncièrement enraciné dans la terre, alors que nous sommes souvent déchristianisés, des enfants des Lumières imprégnés des Valeurs des droits de l’Homme, déconnectés des réalités les plus élémentaires de la nature ? Comment traduire les mots latins qui sont riches de sens et de nuances dont nous avons perdu la sensibilité, à défaut d’avoir perdu le goût de les comprendre ? La traduction des textes anciens est donc toujours un défi, car le traducteur sait qu’il se lance dans un travail ingrat, sous l’œil aussi perplexe que critique des historiens.

Le défi est plus grand encore quand on s’attaque à un texte aussi prestigieux que celui du cartulaire de Saint-Père de Chartres, sans aucun doute la source essentielle pour l’histoire du Chartrain des Xe-XIe siècles. C’est un document magnifique, porteur d’une histoire intime de ce pays de Chartres qui fut, au Moyen Age, une terre fertile en richesses autant terrestres que spirituelles.

C’est là que résident à la fois l’utilité et la nécessité du projet de traduction engagé par Mme Arlette Boué, accompagnée et soutenue par la SAEL, avec l’aide précieuse de la Direction régionale des affaires culturelles en région Centre : livrer à tous le contenu de ce texte pour donner l’envie de se plonger dans les sources, et susciter des recherches. C’est faire œuvre de service public, et c’est, pour la SAEL, une superbe preuve de sa vitalité.

Arlette Boué s’est attelée à cet exercice périlleux, armée de la thèse du regretté André Chédeville, entourée d’une équipe de choc qui l’a accompagnée dans son travail méticuleux et enthousiaste : Marc Bouyssou, Juliette Clément et moi-même.
Il convenait […] de coller au texte original autant que possible, de montrer plutôt que d’effacer les ambiguïtés de l’interprétation des terminologies latines médiévales, tout en traduisant un style fleuri, avec ses belles envolées lyriques empruntées au plus pur style classique, mêlé d’un jargon administratif et prosaïque attaché aux réalités médiévales.

Car les textes réunis par les moines dans le cartulaire de Saint-Père de Chartres sont avant tout des textes de nature administrative et juridique, collationnés pour réunir un dossier de pièces à produire en guise de preuves devant un tribunal afin d’étayer les droits de propriétés des moines : chartes de donations, d’achats ou de ventes, d’échanges, d’arbitrages dans le cadre de conflit. D’une manière générale, il s’agit d’un corpus juridique lié à la pratique du droit dans les campagnes chartraines […].

Extraits du Cartulaire

VI. Sur les invasions normandes…

VI. Mais le Créateur, qui a l’habitude d’avoir pitié de ses fidèles en les châtiant, et qui tourmente les méchants en les amenant jusqu’aux portes de l’enfer, ne voulut pas que cette armée profitât longtemps d’un si épouvantable crime; il désira que ces chrétiens frappés d’un juste châtiment à cause de leurs péchés reprennent haleine pendant quelque temps et décida de mettre un terme aux infamies de ce peuple ennemi, s’apprêtant à venger le sang de ses fidèles dans le cratère éternellement en flammes de l’Etna. Ainsi, quand les barbares furent arrivés, à force de rames, aux frontières de l’Armorique, ils s’approchèrent du pont sur la Dives et commencèrent, sans la moindre peur, à laisser leurs corps épuisés par tant d’efforts reprendre des forces.

Alors, abandonnés par Dieu qu’ils avaient courroucé par leurs multiples infamies, unanimement détestés sur terre et sur mer, encerclés par les Francs de toutes parts, ils furent transpercés par leurs épées comme nous l’avons raconté précédemment si bien que je ne me souviens pas avoir lu que, parmi tant d’hommes, il s’en soit échappé ou qu’on en ait emmené en captivité à part un seul. Le sable imbibé, imprégné de leur sang, mêlé aux eaux du fleuve, rejetant, comme par dégoût, ce même sang, forma sur la mer contiguë un long sillage constitué de cet immonde liquide.

Mais le feu de ma narration m’a entraîné dans une digression, aussi vais-je reprendre ma route initiale, et ce que je pourrai trouver comme premiers biens donnés ou possédés, soit par les clercs de l’église susnommée, soit rendus aux moines récemment installés par le vénérable Rainfroy évêque16 avec l’accord de Dieu, ou dus aux largesses d’autres hommes pieux pour le salut de leur âme, d’après ce que l’on peut trouver dans les écrits de notre monastère, je m’efforcerai de le transcrire d’une plume17 respectant la vérité […].

 

CHAPITRE XCVIII Sur des biens donnés pour l’enfant Ernand. Avant 1080

« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Moi, Landry, adonné à la milice séculière, avec mon épouse nommée Hermeline et Hugues, mon fils aîné, je veux que tous les fidèles de la sainte Église de Dieu présents et à venir sachent que, donnant mon fils nommé Ernaud, qui à déjà huit ans, à Dieu tout-puissant et à saint Pierre, prince des apôtres, je le confie au monastère dudit prince des apôtres, pour qu’il y consacre tous les jours de sa vie à Dieu et à ses saints et ne cesse de prier nuit et jour pour nous et tous les fidèles de Dieu. Et, pour accompagner cette donation, nous cédons, dans un lieu appelé Bailleau, audit monastère, une terre de deux bestiaux* avec un manse*. Nous ajoutons à ce don le quart de la brenée* que nous avons eue jusqu’à présent dans le vicus de Saint-Romain, tout près du château de Brou, pour que dorénavant les moines du monastère en question l’aient et possèdent à titre perpétuel. Nous cédons en outre le juniorat l’église Saint-Pierre que tenait le doyen Renaud et tout ce qu’il possède de nous dans la même villa. Nous voulons corroborer cette charte de notre donation par nos mains et y imprimer le signe de croix salutaire afin qu’il ne soit jamais permis à aucun opposant de la briser. + Landry. S. Hermeline. Hugues. Renaud, doyen. Eudes. »

 

CHAPITRE XCIX Sur les biens donnés pour l’enfant Hugues. Avant 1080

« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Moi, Hildegarde, surnommée Franca338, je veux que tous les fidèles présents et à venir sachent que je fus autrefois l’épouse d’un miles appelé Geoffroy Niger qui, méprisant tous les biens transitoires et périssables de ce monde, ayant l’intention de se consacrer religieusement au combat pour Dieu, déposa son baudrier guerrier dans le sacro-saint monastère chartrain du saint apôtre Pierre et, suivant les préceptes du Seigneur, quittant épouse et enfants, champs, maisons et tout ce qu’il avait eu dans le monde, s’engageant dans la voie de la soumission ouverte par le Christ, aspire de toutes ses forces à mériter la cour céleste ; après avoir été ainsi privée de lui, j’ai perdu les deux fils que j’ai eus de lui, alors qu’ils étaient dans la fleur de l’adolescence, je les ai perdus car ils sont partis pour les terres inconnues de l’Apulie339 ; l’un d’eux, nommé Foulque, me confia le petit enfant encore au berceau qu’il avait eu avec une jeune fille ; je lai élevé avec autant d’attention que s’il avait été mon propre fils et l’ai amené, dès sa plus tendre enfance, à l’étude des saintes Écritures ; puis, quand il eut huit ans, je le donnai au monastère susnommé dans lequel son grand-père ainsi qu’un parent nommé Foulque sont au service de Dieu, avec l’accord du prieur* Robert et de tous les moines, afin qu’il prie pour mon âme et celles de tous mes parents en servant Dieu selon la règle monastique. Je donne […]

 


Saint-Père en Vallée, Cartulaire d’une abbaye chartraine (Xe-XIe siècles)

Arlette Boué, traductrice. Professeur agrégée honoraire, Arlette Boué a effectué l’essentiel de sa carrière à Chartres. Elle participe au travail d’édition de la SAEL au sein de sa Commission de publications et comme traductrice de textes grecs et latins.

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