Être lépreux à Nogent-le-Rotrou au Moyen-Âge

    L’article qui suit est essentiellement tiré du mémoire de maîtrise d’histoire médiévale1 de Séverine Sureau, présenté sous la direction de Madame Michaud-Fréjaville, université des Lettres et de Sciences humaines d’Orléans : Les établissements hospitaliers de Nogent-le-Rotrou : la maladrerie Saint-Lazare et l’hôtel-Dieu, de leur fondation à 1588.

La fondation de la léproserie et son organisation spatiale

Léproserie de Mortagne au Perche. Cercle de recherche généalogique du Perche-Gouët.

    Au XIIe siècle, les méfaits de la lèpre atteignent leur paroxysme. Dans tout le royaume de France, les fondations de maladreries se multiplient, sous l’impulsion des seigneurs laïcs et ecclésiastiques. Nogent-le-Rotrou2 n’échappe pas à cette vague de charité et c’est le premier comte du Perche, Geoffroy IV (1079-+1110) qui en a l’initiative. Ses motivations sont ignorées mais elles s’inscrivent dans une politique de bienfaisance. La même année, il ordonne l’édification de la léproserie du Chartrage à Mortagne-au-Perche3. Ses bienfaits envers l’Eglise sont reconnus par les hommes de son temps comme en témoigne ce portrait louangeur dressé par Ordéric Vital4 : « C’était un prince magnanime, beau de corps et aimable, craignant Dieu et respectueux de l’Eglise, défenseur vigoureux des religieux et des pauvres de Dieu, calme et doux en temps de paix, de mœurs de lion, fortuné à la guerre et redoutable ». Les érudits locaux font remonter la construction de la léproserie à 1091 mais l’acte de fondation ne figure pas dans les archives et il est donc impossible de vérifier leurs affirmations.

Léproserie Saint-Lazare de Nogent-le-Rotrou -Cercle de recherche généalogique du Perche-Gouët

    L’implantation de la léproserie de Nogent-le-Rotrou répond à plusieurs critères, en partie dirigés par la crainte de la maladie. Elle est bâtie à l’extérieur de la ville, au sud-est. Son orientation, à l’opposé des vents dominants, est liée à la croyance que la lèpre peut se répandre par voie aérienne ! Elle est construite en retrait de la route menant de Chartres5 au Mans6 afin de permettre aux ladres de solliciter la charité des passants7.

    De plus, elle est bâtie non loin de la rivière la Jambette et d’un bois leur fournissant l’eau et les matériaux de construction et de chauffage. Afin d’assurer leur encadrement spirituel, deux chapelles sont édifiées. L’une, située près des maisons d’habitation de la léproserie, porte le vocable Saint-Lazare, patron des lépreux. La seconde se trouve près du cimetière – les lépreux ne pouvant être enterrés avec les personnes saines – et est dédiée à saint Robert8.

    La capacité d’accueil de la maladrerie est semblable à celle de nombreux autres établissements. Elle reçoit deux à trois lépreux qu’elle loge, nourrit et auxquels elle paie une pension. Le nombre de ladres est défini par l’assise foncière de l’établissement. En effet, son patrimoine foncier ne lui permet pas de sustenter un nombre de malades beaucoup plus élevé. C’est en partie pour cette raison que certains critères sont requis pour entrer dans la communauté des lépreux de Saint-Lazare de Nogent-le-Rotrou.

Vincent de Beauvais, Miroir historial, Arsenal, Ms. 5080, fol. 373r, XIVe siècle. BnF. Wikipédia.

Les droits et les devoirs du lépreux : la vie quotidienne

    La maladrerie de Nogent-le-Rotrou est mixte et n’est destinée qu’aux lépreux de cette ville : « sujette a recevoir les malades de lepre estans entre les quatre barres dudit Nogent9 ». Ces derniers doivent être de bons croyants et n’avoir commis aucun larcin ou préjudice qui puisse ternir leur réputation et a fortiori celle de l’établissement. Ainsi, en 1546, Antoine Gautais se voit refuser l’entrée de la maladrerie de Nogent-le-Rotrou car il ne remplit aucune des conditions d’admission. Il est originaire de Bellême10 où il y a déjà une léproserie et surtout il « estoit coustumier a ce faire homme de mauvaise vie et grand blasphemateur du nom de Dieu11 ».

    En entrant dans la léproserie, les ladres sont tenus de prêter un certain nombre de serments et de se plier aux statuts qui régissent l’établissement. En échange, ils peuvent « jouir des droits et libertés antiannes de ladicte maladrie12 ».

Saint Elzéar guérissant trois lépreux. Détail d’un marbre provencal du XIVe siècle, Walters Art Museum. Wikipedia.

    La réception du malade est encadrée par les autorités religieuses. La léproserie devient sa dernière demeure. Il est contraint de renoncer à sa vie passée et donc à l’ensemble de sa famille. Il est contagieux, il véhicule le dégoût et l’impureté et il ne doit donc plus être en contact avec une personne saine. Afin de lui signifier qu’il est « mort au monde », une cérémonie funèbre est organisée. Cette dernière reprend le déroulement d’un véritable enterrement. Pour matérialiser sa mort, le lépreux est allongé entre quatre planches de bois, représentant un cercueil. Il écoute l’oraison funèbre dite à sa mémoire. Un cortège, constitué du corps ecclésiastique de la ville et de nombreux habitants, l’accompagne jusqu’à la maladrerie.

    En contrepartie de leur prise en charge, les lépreux fournissent une partie de l’argent nécessaire à leur entretien et au paiement de leur pension. S’ils héritent de leurs parents ou d’un tiers, le legs revient à la communauté. Il en est de même après leur décès, l’ensemble de leurs biens échoue à la léproserie. Jean Grandin évoque à juste titre l’ambivalence de la situation des ladres13. Ces derniers sont rejetés de la société et ne peuvent théoriquement plus faire partie de celle-ci et, d’un autre côté, ils conservent des droits sur le plan moral et juridique puisqu’ils peuvent être désignés comme successeurs lors d’un testament.

    A leur entrée, les lépreux ne jouissent plus d’aucune autonomie. Ils font partie d’une communauté et ils en suivent les statuts. Ils sollicitent l’accord de l’administrateur pour chacun de leurs gestes, que ce soit, par exemple, pour disposer des biens qu’ils ont apportés avec eux ou pour sortir quelque temps de la maladrerie. Ils doivent le respect et une totale soumission au dirigeant : « le lépreux y entrant se rend subject du chapellain et administrateur de ladite maladrie et a ses vicaires et commis et l’ont doibt porter honneur et reverance, garder et deffendre la liberté et franchise d’icelle maison14 ».

    Ils sont tenus de se plier à une morale stricte qui vise à préserver la réputation de l’établissement. La fréquentation des tavernes et des lieux de débauche leur est défendue et ils ne doivent se rendre coupables d’aucun crime : « ne commettre aulcun larcin ne tromperie es biens de ladicte maison ne aultion de ne commettre luxure15 ».

Ancienne cliquette pour lépreux : trois pièces de bois reliées par un ruban. Wikipédia

    Les ladres peuvent donc, avec l’accord de l’administrateur, sortir de la maladrerie. Mais, à l’extérieur, une réglementation prévient la propagation de leur maladie. Ils portent un habit spécial et des cliquettes16 pour avertir les passants de leur présence. Ils sont rejetés des lieux où il y a concentration de population, et de ceux où ils peuvent être en contact avec la nourriture. Il leur est interdit : « d’entrer et hanter aux églises, marches, moullins, four et autres assemblées17 ».

    Pour la société médiévale, la lèpre est une maladie infectieuse qui se transmet lors d’un contact physique entre deux personnes et même entre un homme et un objet. C’est pour cette raison que les ladres ne peuvent toucher aucun être vivant ni aucune chose car celle-ci risque d’entrer en relation avec autrui et de propager la lèpre. Ils ne doivent en aucun cas se trouver en contact direct avec un élément naturel, hormis le bois qui est réputé non porteur de la maladie. Cependant, les arbres fruitiers et surtout leurs produits peuvent être vecteurs de ce mal et donc, il est interdit aux ladres de toucher voire d’approcher ces végétaux. Ainsi ils sont contraints « de ne se tenir soulz les arbres fruictiers (…) quand il y aura du fruict18 ». N’ayant pas le droit de « laver ses mains ny hardes aux fontaines, rivieres et ruisseaulx », le lépreux n’y puise l’eau «que avecques son baril19».

    En cas de non-respect des statuts, des sanctions pèsent sur les lépreux, pouvant aller de la privation de nourriture à des châtiments physiques : «sur peine de punition corporelle20».

    Le quotidien des lépreux est rythmé par les messes et des travaux agricoles nombreux et diversifiés, visant à les occuper mais aussi à permettre leur autosuffisance alimentaire. Ils entretiennent un jardin jouxtant les bâtiments de la maladrerie21, qui leur permet de récolter une partie des légumes et des fruits nécessaires à leurs besoins quotidiens. Ils cultivent une vigne pour s’approvisionner en vin. Le reste est obtenu par des donations ou par les rentes22. Certains s’occupent d’élevage et de conduire leurs bêtes paître dans les prés appartenant à leur communauté, chargés d’« aller et venir de leurs pres et aulnays de Jambette et y conduire leurs bestiaux23 ».

    A leur mort, les lépreux sont enterrés dans le cimetière de la maladrerie. Certains peuvent bénéficier d’un privilège et se faire inhumer dans la chapelle Saint-Robert, comme cet homme qui précise « l’intention qu’il avoit d’estre ensepulturé apres son deceds en la chapelle de Saint-Robert qui joint celle dudit Saint-Lazare24 ».

Image du lépreux

Jésus guérissant dix lépreux. Codex Aureus Epternacensis (vers 1035-1040).

    L’image du lépreux au Moyen Age est controversée. Il est à la fois l’image du Christ et le propagateur du mal. À ce titre, exclu du « monde des vivants » et considéré comme « mort au monde », il doit renoncer à son travail, à sa famille, à ses amis, etc. Dans le lieu retiré de la maladrerie, il va passer la fin de son existence à travailler la terre afin de se procurer l’essentiel de son alimentation. Devenu membre d’une communauté, il est soumis à ses statuts qui codifient sa vie en lui interdisant tout contact avec les personnes et les objets sains, par le port de signes distinctifs, un habit spécial et des cliquettes.

    Son existence devient celle d’un reclus que seule la mort délivrera de sa maladie et de la peur qui y est rattachée.

Réalité sociale et littérature : le lépreux dans le Tristan et Iseut de Béroul

    La littérature médiévale est influencée par cette double signification du lépreux.

Victimes de la lèpre recevant la parole d’un évêque. Omne Bonum, de James le Palmer, Londres, 1360-1375

    Dans les textes du XIIe siècle en particulier, il est vu à la fois comme un paria et, ainsi que Job, comme une figure du juste souffrant. Dans son Tristan et Yseut, composé entre 1165 et 1200, Béroul évoque le thème de la lèpre dans les deux épisodes du jugement d’Yseut. Dans le premier, décrits comme laids, difformes et menant une triste vie de reclus, les lépreux suggèrent au roi un supplice plus horrible que le bûcher auquel Yseut, accusée d’adultère, est condamnée. Ils exigent qu’elle fasse partie de leur communauté pour être abandonnée à leurs désirs. En effet, on connaissait à cette époque l’un des symptômes récurrents de la lèpre, l’augmentation de l’appétit sexuel. Mais loin de s’effrayer de leur aspect repoussant, car elle compte sur Tristan pour la délivrer, Yseut choisit de leur être livrée pour échapper aux flammes. Au cours du second jugement d’Yseut, le lépreux, en fait Tristan déguisé, incarne au contraire la vertu véritable sous une enveloppe repoussante, à l’opposé des félons corrompus sous leur apparence flatteuse.

C’est donc toute la société médiévale qui est imprégnée de cette dualité. Rejeté, objet de dégoût, le ladre côtoie le Christ : « La maladie (infirmitas) est envoyée par l’ordonnance (dispensationem) de Dieu, aussi bien comme épreuve ou correction des élus que comme châtiment ou damnation des rejetés (reproborum)25. »

Séverine Sureau
tiré du mémoire de maîtrise
Les établissements hospitaliers de Nogent-le-Rotrou
la maladrerie Saint-Lazare et l’hôtel-Dieu,
de leur fondation à 1588
.

Bulletin de la SAEL du 3ème trimestre 2004
pages 31/36

Notes
  1. Mémoire non publié.
  2. Nogent-le-Rotrou, chef-lieu d’arrondissement, Eure-et-Loir (28)
  3. Mortagne-au-Perche, chef-lieu d’arrondissement, Orne (61)
  4. Ordéric Vital : Historia ecclesiastica libri tredecim…, dans SIGURET Philippe, Histoire du Perche, Ceton : éd. Fédération des amis du Perche, 2000, 606 p., p. 123.
  5. Chartres, chef-lieu d’Eure-et-Loir (28).
  6. Mans (Le), chef-lieu de la Sarthe (72).
  7. La route le long de laquelle est construite la léproserie a pris au Moyen Age le nom de rue Saint-Lazare. Aujourd’hui, il ne reste qu’une petite maison rappelant la maladrerie (voir plan p.36)
  8. Son appellation pourrait être attribuée à Robert de Molesme ou de Cîteaux (1024-1110), fondateur de l’abbaye éponyme en 1075 et de l’ordre de Cîteaux en 1098, et canonisé en 1222.
  9. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 255, fol. 2
  10. Bellême, chef-lieu de canton Orme (61).
  11. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 242.
  12. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 254, fol. 23, v°.
  13. « Relégué et rejeté de la société des vivants, le lépreux n’est pas totalement un mort en matière de biens ni même sur le plan moral », GRANDIN Jean, « Recherches sur les maladreries dans l’Orne au Moyen Age », dans Cahiers Léopold Delisle, tome 23, Paris : Publications de la Société parisienne d’histoire et d’archéologie normandes, 1974, p. 3-20, p. 8.
  14. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 254, fol. 21.
  15. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 254, fol. 23.
  16. Cliquettes : instrument fait de deux morceaux de bois, lesquels, en s’entrechoquant, font un bruit reconnaissable. D’abord utilisées par les lépreux comme un appel à la charité (leur voix étant déformée par la maladie), elles deviennent au XIV* siècle un moyen de prévention. TOUATI François-Olivier (directeur), Vocabulaire historique du Moyen Age (Occident, Byzance, Islam), 3° édition augmentée, Paris : La Boutique de l’Histoire, 2000.
  17. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 254, fol. 23. Le terme « hanter » doit être compris dans sens premier, c’est-à-dire fréquenter des lieux où l’on va ordinairement.
  18. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 254, fol. 23 v°.
  19. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 254, fol. 23. Le baril : « petit vaisseau de bois rond, en forme de tonneau » dans Le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière, Paris : éd. SNL-Le Robert, 1978, 3 tomes.
  20. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 245.
  21. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, B 1467
  22. Aucun acte ne mentionne l’achat de nourriture, mais l’approvisionnement des hôpitaux est peut-être aussi réalisé de cette manière.
  23. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 276, fol. 16, et B 1438.
  24. Nogent-le-Rotrou, Archives communales, Hospice des malades, C 276, fol. 37 v°.
  25. Ecclesiasticum VIII, 14, PL 109 colonne 1032 D, dans TOUATI François-Olivier, Maladie et société au Moyen Age, la lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XI siècle, Paris : éd. De Boeck université, 1998 (collection Bibliothèque du Moyen Age). 866 p., p. 191.

Maladrerie de Beaulieu, Chartres. Aquarelle Louis Boudan. Bnf.

Disponible à la SAEL sur demande.

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