J.C. Farcy : Meurtre au Bocage

J’ai toujours été passionné par l’histoire, le patrimoine, nos racines. Mieux comprendre notre passé, et les traces du temps, est souvent primordial dans la construction de notre avenir. Et ce n’est pas une formule en l’air.
En ce sens, je salue une nouvelle fois le travail essentiel de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, et de sa présidente Juliette Clément. L’an passé, j’avais eu le plaisir de préfacer le précédent ouvrage de la Société, consacré à la saga de l’entreprise Waddington en vallée d’Avre. Il a permis aux lecteurs de mieux saisir la tradition industrielle de cette partie de l’Eure-et-Loir, et ainsi de comprendre le combat des élus d’aujourd’hui pour la richesse industrielle de ce territoire, comme les autres.
L’Affaire Poirier est d’une toute autre nature. C’est d’abord une formidable enquête policière qui ferait aujourd’hui la Une de l’actualité, mais ce n’est pas que cela.
Elle nous replonge dans le cœur du Perche-Gouët à la fin du XIXe siècle. Et là, c’est un monde disparu qui nous est restitué, peuplé de ces colporteurs, mendiants, rouliers et autres journaliers qui sillonnaient nos campagnes. Une histoire dramatique qui ressuscite une terre de mystère, fortement enracinée dans ses croyances. Une terre que les élus d’Eure-et-Loir s’emploient là encore à préserver tout en l’ancrant dans les réalités d’aujourd’hui.

Merci encore à la Société archéologique de son travail patient et rigoureux, de son travail de mémoire au service de ce département si riche.

Albéric de MONTGOLFIER
Président du Conseil général d’Eure-et-Loir

 

Cliquez sur l’image pour aller vers la librairie.

LE CRIME DU TERTRE

ON CONNAIT déjà cette ferme du Tertre où sont venus habiter les époux Travers peu après leur mariage à La Bazoche-Gouët, en mai 1856. Louis Hippolyte Travers, né dans la commune voisine de Chapelle-Guillaume où il était charretier de labour, s’est installé dans cette ferme voisine du domicile des parents de son épouse Rose Virginie Courtin, fille du meunier du Moulin Neuf. Leurs deux enfants y sont nés1 : Louis Isidore Désiré, le 22 mars 1857, et Rose Jeannette, le 26 décembre 1859.

La ferme des époux Travers

Le Tertre est à six kilomètres du bourg chef-lieu, sur la route de La Bazoche à Gréez-sur-Roc, non loin de son croisement avec celle qui mène de Soizé à Chapelle-Guillaume (fig. 9). Dans un paysage bocager type, le Tertre est relativement isolé, les deux fermes les plus proches étant à 300 mètres (Le Moulin Neuf) et 400 mètres (Le Noyer, domicile du beau-frère de Travers). Les bâtiments décrits dans le procès-verbal de transport du juge d’instruction sont ceux d’une ferme moyenne (fig. 10) :
« La maison d’habitation forme un seul corps de bâtiment contenant, à partir du côté de l’arrivée, les toîts à porcs, l’étable et l’écurie, une chambre principale, une petite chambre froide, un atelier, un hangar et un fournil. Par derrière, règne un bâtiment annexe qui contient un cellier et une laiterie. La chambre d’habitation communique : à droite avec la petite chambre froide ; au fond avec le cellier où l’on descend par trois marches ; à gauche, avec écurie par une porte intérieure. L’écurie contient deux stalles fermées, nommées cottins, pour mettre les poulinières, et un lit suspendu à gauche en entrant où couchait Désiré. Cette chambre et cette écurie donnent sur la cour, chacune par une porte coupée.
Les deux portes sont contiguës entre elles et aussi avec celle de l’intérieur qui communique entre les deux pièces
2

Figure 9. La ferme du Tertre et ses environs (Dossier de procédure).

 

Figure 10. La ferme du Tertre. Plan des bâtiments (Dossier de procédure).

Productrice de céréales – Travers avait vendu une semaine avant le crime deux sacs de blé à un marchand grainetier de La Bazoche pour 96 francs – l’exploitation est orientée vers l’élevage : petits porcs (une douzaine avaient été vendus quinze jours auparavant pour 327 francs), élevage de chevaux, notamment de poulains (il y a une jument poulinière et son poulain dans le cotin), élevage de veaux également pour la vente.
La variété des activités et les sommes relevées témoignent d’une certaine aisance et le ménage est réputé riche, même s’il ne possède la ferme qu’il exploite3. Les deux enfants n’ont-ils pas déjà chacun une bourse d’une centaine de francs ?
Sans doute n’ont-ils plus domestiques comme auparavant : lors des recensements de population de 1861 et 1866 le ménage en avait deux, un garçon et une fille. Ils n’en ont plus au recensement de 1872 : leurs deux enfants sont désormais en âge de travailler et les ont remplacés4. Le magistrat a d’ailleurs pris soin de noter la présence du lit suspendu dans l’écurie, dans lequel dort Désiré comme avant lui le domestique. Indice supplémentaire de l’aisance de ce ménage encore jeune — 45 et 41 ans —, le lundi de Pentecôte 1874, Louis Travers et son épouse sont partis de chez eux vers neuf heures du matin pour se rendre dans une petite ferme qu’ils venaient d’acquérir, à la Pépinière, sur la route de Chapelle-Royale, non loin de la limite de cette commune. Ils allaient voir leur fermier et ont déjeuné chez lui. Pendant ce temps les enfants gardaient la maison, Rose s’occupant de traire les trois vaches et de nourrir les veaux, Désiré soignant les chevaux.
En sus du travail des enfants, la ferme utilise les services d’un journalier, Hermeline, demeurant au Petit Pré, commune Chapelle-Guillaume. Il est d’ailleurs venu avec sa femme le matin du 25 pour couper les chardons dans un champ et a quitté Le Tertre vers 11 heures et quart, en déclinant l’offre à dîner des enfants Travers, ayant à faire chez lui. Le couple de journaliers a seulement accepté de boire un verre de cidre avec eux en partant. Rose, qui a en charge les tâches ménagères, les a servis et « a ramassé les quatre verres et la pinte qu’elle a replacés sur le carreau à droite de la croisée à l’endroit où on les met ordinairement5 ».
Le matin, les enfants Travers n’ont pas eu d’autre visite. Peut-être ont-ils aperçu deux enfants passer sur la route un peu avant midi, car la fermière du Noyer a vu un peu après midi « arriver chez nous, venant du côté du Tertre, un petit garçon et une petite fille de 7 à 11 ans qui sont venus nous demander du pain que nous leur avons donné. Je crois que la petite fille se nomme Verry et le petit garçon Julien Lory. À part ces deux petits enfants je n’ai vu passer personne de suspect hier devant chez nous, ni mendiant, ni colporteur6 ». Après le dîner, vers une heure de l’après-midi, sur le pas de sa porte, Désiré salue de loin le berger Montulet de la ferme du Noyer qui passait sur la route longeant la ferme, pour mener une voiture de grain au Moulin neuf. Une demi-heure après, le jeune Montulet, de retour, revoit Désiré toujours « à sa porte ». Vers deux heures et demie, Marie Catherine Montfort, journalière, à la Boulaye (Chapelle-Guillaume), emprunte cette route pour aller à la Bazoche : elle entend le chien aboyer, mais ne voit personne dans la cour. Avant d’arriver à La Bazoche elle croise la voiture des époux Travers de retour chez eux.

La découverte du crime : un nouveau « malheur » (25 mai 1874)

Les époux Travers arrivent au Tertre vers quatre heures et demie. Louis Travers descend le premier de la voiture pour ouvrir la barrière, puis la voiture entrée dans la cour, sa femme descend à son tour pour aller à sa maison. Contrairement à l’habitude, leurs enfants ne viennent pas à leur rencontre, seul le chien vient au-devant d’eux. La porte coupée de la maison est fermée, en haut comme en bas. Celle de l’écurie a le battant du haut entrouvert. Écoutons le récit fait par l’épouse, Rose Virginie Travers, au juge d’instruction, le lendemain, alors qu’elle s’efforce de maîtriser son émotion devant le magistrat :

« Quand nous sommes revenus au Tertre, à peu près à 4 heures 1/2, j’ai été bien étonnée de ne pas voir venir au devant de nous nos deux enfants que nous avions laissés seuls à la ferme. C’est moi qui la première ai vu ma pauvre fille que je ne reconnaissais pas étant étendue sur la dale et toute ensanglantée, couchée sur le dos, les bras un peu éloignés du corps et la jupe un peu relevée. On avait dû la déplacer après l’avoir frappée, car le sang et la mousse étaient un peu plus loin que l’endroit où était son corps inanimé. Je lui ai touché la main et elle m’a paru presque froide. Quand j’ai aperçu l’armoire toute grande ouverte je me suis bien douté de suite qu’on était venu nous voler et assassiner nos pauvres enfants.
C’est mon mari qui le premier a trouvé dans le cotin mon fils, tout ensanglanté et méconnaissable. Moi je regardai dans le lit de l’écurie. J’espérais le trouver là endormi. On nous a pris à peu près six cents francs qu’on a enlevés de l’armoire et de la commode dans les tiroirs desquels cet argent se trouvait enfermé. On a pris aussi une petite boîte qui contenait outre de l’argent (deux billets de cinquante francs) des notes, des quittances et divers autres papiers entr’autres une convention avec un voisin à propos d’une haie. L’armoire a été forcée. Nous avons trouvé par terre un des battants, une charnière et un éclat. Quant aux tiroirs et au buffet de la commode ils les ont ouverts avec les trois clefs qu’ils ont trouvé dans un des tiroirs de l’armoire.
Ma fille était entrain de repasser quand on l’a frappée, on a trouvé près d’elle un jupon qu’elle allait sans doute repasser, les fers étaient au feu. Je ne sais pas ce que mon fils était allé faire dans l’écurie au moment où il a été attaqué. Nous n’avons trouvé auprès de lui aucun outil. Je ne sais pas s’il était allé soigner les chevaux, nous l’avons trouvé la tête et les pieds nus. Ses sabots étaient dans le cotin et sa casquette a été trouvée comme vous lavez vue au milieu du fumier du cotin. Il n’a pas pu parler, pas plus qu’il ne le peut aujourd’hui. Mon mari et moi nous l’avons emporté dans la maison le soutenant chacun par un bras et nous l’avons maintenu sur une chaise près du lit. Puis mon mari est allé avertir à la ferme du Noyer où demeure mon beau-frère Brosse (7).
»

Le récit de l’époux laisse mieux percevoir le drame de la veille (fig.11) :

« Pendant que je ramassais les guides, ma femme entra dans la maison. Elle vit l’armoire toute grand’ouverte, l’un des battants par terre et elle aperçut sa fille qui était renversée par terre à droite de la porte, et dans la position où on l’a laissée et où vous l’avez trouvée. Ma femme poussa un cri, j’arrivai vite et je vis comme elle ma fille par terre étendue toute ensanglantée.

Figure 11. Le crime du Tertre. La scène de crime (Dossier de procédure).

J’ai crié tout de suite après mon fils : Désiré, Désiré où es-tu ? J’ai ouvert la porte de communication qui était fermée, celle qui va de la maison à l’écurie, j’ai ouvert le clos du cotin qui était fermé au clanche de fer et au moment où je l’amenais à moi j’ai vu mon fils qui était accroupi dans le coin essayant de se cramponner au clos. Il ne m’a pas parlé. Il se plaignait et il était tout sanglant. Je l’ai pris dans mes bras et je l’ai apporté à la maison. Dans le cotin où j’ai trouvé mon fils il y avait une jument avec son poulain. J’ai touché la main de ma fille dès que je l’aperçus par terre et il me sembla qu’elle était déjà froide8. »

Il faut le témoignage de la cultivatrice de la ferme voisine, la femme Chrétien alors occupée à couper du trèfle avec sa servante et un journalier, Bijou, pour avoir un écho des « cris épouvantables du Tertre » : « J’ai envoyé devant ma servante. Je la suivais avec Bijou et nous sommes arrivées pour voir le malheur9 . »
Travers avertit de suite tous ses voisins, à commencer par ceux de la ferme du Noyer, où se trouve son beau-frère, alors absent. Aussitôt le berger de la ferme est envoyé le chercher, et rapidement toute la nouvelle se répand au-delà du cercle des fermes des alentours, pour atteindre dans la soirée la commune de La Bazoche-Gouët.
Le taillandier du bourg témoigne quelques jours après qu’entre sept et huit heures du soir, « beaucoup de personnes se dirigeaient du côté de La Bahine et du Tertre pour avoir des nouvelles au sujet de l’assassinat qui était déjà connu10 ».
Comme le remarque le réquisitoire définitif, « on accourt en foule », à la mesure du malheur qui frappe le ménage Travers et du traumatisme créé par l’assassinat de deux enfants, quelques mois seulement après le crime de Tournebride dans la commune voisine de Charbonnières.

[1]A D 28 3 E 027/19. Naissances, mariages, décès de La Bazoche-Gouët. L’acte de mariage des époux Travers est conservé sous la cote 23 E 027/18.
[2] Dossier de procédure. Procès-verbal de constat de Michel Soalhat, juge à Nogent-le-Rotrou, 25 mai 1874.
[3] D’après Le Nogentais du 31 mai 1874, les époux Travers sont propriétaires du Tertre. Le journal confond avec le bordage de La Pépinière. Léopold Ronceray, chapelier, possède Le Tertre depuis 1852 (matrice cadastrale de La Bazoche-Gouët, AD 28 3 P 283).
[4] AD 28. Listes nominatives des habitants. La Bazoche-Gouët.
[5] Dossier de procédure. Déposition d’Alphonse Eugène Hermeline, journalier, demeurant au Petit Pré (Chapelle-Guillaume), 26 mai 1874.
[6] Idem. Déposition de Marie Florence Brosse, femme de Jules Houalet, cultivatrice au Noyer (Chapelle-Guillaume), 26 mai 1874.
[7] Dossier de procédure. Déposition de Rose Virginie Courtin, épouse Travers, cultivatrice au Tertre (La Bazoche-Gouët), 26 mai 1874.
[8] Dossier de procédure. Déposition de Louis Hippolyte Travers, cultivateur au Tertre (La Bazoche-Gouët), 26 mai 1874. Il est difficile de parler d’une représentation « genrée » des intérêts envers les enfants et des émotions, la femme privilégiant sa fille, l’époux son fils, car le récit de chacun est fait en fonction de la chronologie : entrant la première, Rose Virginie Travers voit d’abord sa fille morte, ensuite les deux époux cherchent leur fils.
[9] Idem. Déposition d’Adèle Virginie Poirier, épouse Jacques Chrétien, cultivatrice au Moulin Neuf (La Bazoche-Gouët), 26 mai 1874.
[10] Idem. Déposition de Désiré Édouard Provendier, taillandier à La Bazoche-Gouët, 31 mai 1874.
[11] Idem. Déposition de Désiré Edouard Provendier, taillandier à La Bazoche-Gouët, 31 mai 1874.

 

[…] brigades de gendarmerie quitte la prison alors que cinq heures sonnent à l’horloge de la cathédrale. Elle emprunte la rue des Lisses, la rue Muret, la place Drouaise et les boulevards du Tour de Ville qu’affectionnent les promeneurs chartrains : elle arrive vers cinq heures et demie place Morard, occupée par une foule estimée à deux mille personnes. »

Henri Charlet rend compte dans Le Gaulois des derniers instants du condamné dans un style différent de celui de Ducret, mais en notant aussi la résignation de Poirier :

« La foule est assez compacte, mais aucune manifestation ne se produit quand Poirier descend de la voiture. Il fait alors grand jour. Le pauvre diable frissonne ; son corps robuste se plie sur lui-même, et, au bas de l’escalier du fourgon, il retombe à genoux devant les prêtres en versant un torrent de larmes. C’était une brute quand il assassinait ; il est maintenant comme un visionnaire. Il implore l’aumônier et recommence alors, de sa voix sourde et désespérée, que nous entendons encore à notre oreille, L’Ave Maria… tout ce qu’il a le temps de dire.
Nous sommes à trois pas de la guillotine. Le moment devient critique. Je vois des gendarmes qui détournent la tête. Les aumôniers embrassent Poirier, qui, toujours dans son attitude résignée, fait un pas vers l’échafaud. Dans deux minutes, cet homme-là aura la tête détachée du tronc, de par la loi. Nous regardons la foule en un clin d’œil ; allez, ce n’est pas cet odieux spectacle qui plaide en faveur du maintien de la peine capitale. Le dégoût est sur toutes les figures.
Poirier tombe entre les mains de M. Roch. La guillotine est maintenant de plain-pied, et Poirier touche du ventre le bois de la bascule. D’une main, Roch l’abat sur la planchette et, le prenant par les pieds, le pousse vers la lunette.
C’est alors que malgré sa résignation de bête fauve, malgré ses liens, ce colosse se redresse épouvanté, en criant : « Mon Dieu ! Ayez pitié… » L’exécuteur le fait glisser ferme ; son aide l’empoigne aux oreilles, clôt la lunette ; un coup de pouce sur le levier, et le couperet tranche la tête. Le tronc roule dans le panier ; la tête roule dans l’auge. C’est fini…
Si vous aviez vu dix minutes après, dans un coin du cimetière de Chartres, les aides et M. Roch jeter à la fosse des suppliciés le tronc pantelant et la tête exsangue, aux yeux éteints, aux traits contractés, à la bouche violette, aux joues vertes, maculée par les cailloux des fossoyeurs, vous auriez eu des frissons par tout le corps.
»

Sur le registre d’état civil de la commune de Chartres, les agents de police déclarent que le décès a eu lieu à cinq et demie. L’exécution s’est […]

Extraits de l’ouvrage Meurtre au Bocage de Jean Claude Farcy.
Ancien chargé de recherches au CNRS (Centre G. Chevrier, Univ. de Bourgogne), Jean-Claude Farcy a travaillé sur l’histoire rurale (Les Paysans beaucerons au XIXᵉ siècle, SAEL) et sur celle de la Justice française des XIXᵉ et XX siècles.

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *