Les 14 chevaliers de la cathédrale

Le 10 juin 1194, la vénérable cathédrale romane de l’évêque Fulbert de Chartres prit feu. Ce n’était pas la première fois que l’église brûlait, puisque cela s’était produit à chaque siècle depuis le VIIIe siècle. Sauvée des flammes qui avaient consumé la ville en 1134, la cathédrale prit de nouveau feu en 1194.

L’origine de ce sinistre n’est pas connue : peut-­être s’agit-­il d’un accident in­tervenu au cours de la construction ou d’un incendie volontairement provoqué pour régler un litige. On ne peut non plus évaluer l’étendue des dommages. La façade occidentale, qui avait été remaniée au XIIe siècle, fut entièrement préser­vée, de même que la crypte sous l’autel. Mais le plus important vestige fut sans aucun doute la tunique de la Vierge, la plus précieuse relique de l’église. C’est cette tunique qui donna l’impulsion à la reconstruction de la splendide cathé­drale dans le nouveau style gothique qui demeure aujourd’hui la gloire de Chartres.

La rapidité de la construction est tout à fait remarquable. Conservant la façade occidentale préservée avec ses fenêtres hautes à lancettes intactes, le maître d’œuvre procéda d’ouest en est et, naturellement, des niveaux inférieurs aux claires-­voies et aux voûtes.

Les techniques récemment mises au point permettent de dater la progression de la construction avec une grande précision. Du bois d’échafaudage resté dans des trous et récemment mis au jour a pu être daté grâce à la dendrochronologie. Les arbres utilisés étaient déjà abattus en 1195, juste après l’incendie. De la nef en procédant vers le chœur, les niveaux inférieurs furent érigés entre 1210 et 1215. Une fois la nef terminée, les claires-­voies du chœur furent érigées entre 1215 et janvier 1221, année où les stalles des chanoines du chapitre furent ins­tallées dans le chœur. Les fenêtres et les voûtes du chœur étaient sans doute alors déjà en place de manière à protéger le nouveau mobilier des intempéries.

La cathédrale gothique de Chartres reconstruite et sa vaste étendue de fenêtres décorées constituent un important monument pour évaluer le statut de l’aristo­cratie autour de Paris durant le règne de Philippe Auguste.

Les claires-­voies du chœur figurent une remarquable procession de chevaliers montés. Ceux­-ci sont placés dans les roses, au point le plus haut et le plus ho­norifique des fenêtres hautes.

Les chevaliers armés de pied en cap avec un heaume, une cotte de maille et une épée à la ceinture s’avancent solennellement à cheval en arborant écus et lances surmontés de bannières. Leurs écus, leurs bannières, parfois leur tunique et le harnachement de leurs chevaux portent les armoiries distinctives de leurs familles. C’est la pre­mière fois en France que de tels guerriers sont honorés de la sorte dans l’endroit le plus sacré de l’église. Ces chevaliers qui marchent des deux côtés du chœur en direction de l’abside se laissent pour la plupart rapidement identifier.

  • En tête de la procession, du côté nord, se trouve le prince Louis, pas encore roi, clairement désigné par les fleurs de lis et par l’absence de cou­ronne.
  • Il est suivi de Thibaut VI, comte de Chartres et de Blois, dont la bannière porte son blason.
  • Vient ensuite Alphonse VIII, roi de Castille, père de Blanche de Castille, la femme du prince Louis. Son heaume est surmonté d’une cou­ronne et son blason au château.
  • La fenêtre haute suivante est dédiée à un thème christologique, mais, derrière elle, dans le transept nord, près de l’angle nord-­ouest qu’il forme avec la nef, la procession reprend avec Philippe Hurepel, fils légitimé de Philippe Auguste, alors comte de Boulogne.
  • Du côté sud du chœur, la procession est menée, en direction de l’abside, par deux chevaliers identiques, que seule distingue la couleur de leurs chevaux et qui arborent tout deux les blasons des seigneurs de Montfort. Il s’agit de Simon et d’Amaury de Montfort de la puissante seigneurie située entre Paris et Chartres, qui furent les célèbres chefs de la croi­sade albigeoise.
  • Le troisième chevalier de cette file est Robert de Courtenay, seigneur de Champignelles, cousin de la famille royale.
  • Cette procession se clôt, du côté sud du chœur, sur l’énigmatique Robert de Beaumont de Beaumont­-les-­Autels, près de Nogent-­le-­Rotrou.
  • Une autre figure importante de chevalier s’ajoute toutefois à cette procession, à l’extrémité sud­-ouest du transept sud, au registre le plus élevé, à proximité d’autres représentations de sa famille. Il s’agit de Pierre de Dreux, comte de Bretagne et cousin du roi.
  • Si les roses qui surmontent les claire-s­voies constituent le registre le plus élevé, les lancettes forment en dessous un registre secondaire parfois occupé, nous l’avons vu, par les personnages que nous venons de mentionner. À ce niveau, nous trouvons, du côté sud du chœur, sous le premier Montfort, Guillaume de la Ferté.
  • Dans la lancette voisine, Étienne de Sancerre. Ce seigneur de Chatillon sur Loing, fils d’Étienne, comte de Sancerre était lui aussi un cousin du roi.
  • Sous la rose de Robert de Beaumont se trouve pareillement Bouchard de Marly, de la famille Montmorency-­Marly.
  • Dans le transept nord, près de l’angle du chœur, figure Jean de Beaumont, représenté à cheval.
  • La dernière figure de ce registre secondaire est Jean Clément, maréchal royal, qui est inséré dans une lancette du transept sud, à l’angle du
    chœur.

Bien que cette parade de chevaliers se déroulât essentiellement dans le chœur, l’espace sacré des chanoines et de l’évêque, ces derniers ne pouvaient eux aussi la voir qu’obliquement. Aujourd’hui, on voit mieux les chevaliers depuis les ar­cades du déambulatoire que de l’intérieur du chœur.
À l’époque médiévale, nous le savons, l’art était plus conçu dans les églises pour la gloire de Dieu, qui est « tout­voyant », que pour l’admiration des hommes. On peut néanmoins se demander quelles raisons ont conduit à l’in­troduction novatrice de ces chevaliers dans l’espace réservé aux chanoines.

Le droit canon, droit fondamental du clergé, est totalement silencieux sur qui était responsable de la décoration d’une église ou sur la manière dont l’icono­graphie était définie. Les artisans, qui travaillaient en petits groupes et sur un nombre limité de projets, ne supervisaient pas l’ensemble du programme artis­tique. Les donateurs pouvaient naturellement exprimer leurs souhaits pour les projets qu’ils avaient sponsorisés.

En l’absence de documentation et faute d’alternatives plausibles, nous pou­vons seulement conclure que l’évêque et les chanoines de l’église furent respon­sables du programme et de l’exécution de la décoration comme ils le furent du financement et de la construction de la cathédrale. Rien n’a malheureusement survécu de leurs délibérations ni d’un quelconque traité concernant leur pro­gramme. Même le Manuale de mysteriis ecclesie, au titre si alléchant, qui fut composé dans la première décennie du XIIIe siècle par nul autre que Pierre de Roissy, chancelier du chapitre de Chartres, n’est que d’un mince secours.

Ce texte est issu de l’ouvrage du professeur John Baldwin, Associé étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles-­Lettres. Les chevaliers à Chartres dans les fenêtres hautes de la cathédrale.

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