La chasse aux « gueux »

DANS LES CAMPAGNES DU THIMERAIS AU MILIEU DU XVII SIÈCLE

Dépouillant pour les besoins d’une thèse les registres d’inscription ou matricules des galériens, je rencontre souvent la description laconique de ces vagabonds et bohêmes, gens oisifs et sans aveu, condamnés à ramer sur les galères du Roi. A l’instigation de M. Couturier, j’ai recherché aux archives départementales d’Eure-et-Loir les traces qu’ont pu laisser ces « figures de galères », selon le mot cruel d’un intendant du bagne (1).

Les vagabonds ne sont pas inscrits, sauf exception, sur les terriers et les listes d’imposition ; ils ne signent guère d’actes notariés, comme ils échappent à tous les dénombrements que l’historien a l’habitude d’utiliser pour appréhender la société de l’Ancien Régime (2). En parcourant les registres d’état-civil, l’on distingue parfois la mention discrète du passage d’un errant dans une paroisse, retrouvé un matin, mort de froid dans une grange ou une masure abandonnée et enterré « gratis pro deo ». Ce sont des liasses de procédure criminelle, les procès-verbaux des brigades de maréchaussée, les comptes d’hommes et de nourriture des hôpitaux et des dépôts de mendicité, qui permettent de cerner la « population flottante », saisie un moment par l’autorité, au hasard de ses pérégrinations. Ces archives ont été longtemps tenues en mépris ; depuis une quinzaine d’années, elles font l’objet de travaux passionnants qui élargissent le domaine de l’historien (3).

QUI SONT LES VAGABONDS ?

« Le vagabond est l’estranger qui a quitté son domicille d’origine pour rosder d’un costé et d’autre sans cause, qui n’a ny mestier ny Maistre. »
Cette formule, extraite d’une sentence rendue par un bailliage bourguignon à la fin du XVII siècle (4), donne une définition de l’errance qui masque bien des ambiguïtés. Une limite ténue et imprécise sépare les vagabonds, tous gueux, vagueux et chemineux, des travailleurs migrants et des marchands itinérants qui empruntent les mêmes routes que les errants de profession, s’arrêtent aux mêmes reluges, et se livrent aussi pour préserver leur pécule à une mendicité occasionnelle. Comment séparer le bon grain de l’ivraie, comment punir le vagabondage sans troubler la ronde des métiers et des petits commerces à travers les campagnes ?

La question n’a jamais été résolue par l’autorité ; ici elle emprisonne tout ce qui bouge et a mauvaise mine, et là elle relâche au bénéfice du doute les errants qui ont été raflés. Police militaire créée par François I pour la sûreté des campagnes, la maréchaussée a pour tâche essentielle de réprimer la virulence du vagabondage. Cette force de sécurité détient également des pouvoirs de justice. Le tribunal du « prévôt des maréchaux » juge les vagabonds capturés ainsi que tous ceux qui ont commis un crime sur les grands chemins. Au total, la maréchaussée dispose de pouvoirs d’exception ; ses sentences sont même prononcées en dernier ressort, c’est-à-dire que les prévenus condamnés par la Justice prévôtale ne peuvent faire appel devant une cour souveraine. L’action de la maréchaussée a été sévèrement critiquée ; on lui reproche son inefficacité, sa paresse à poursuivre les malfaiteurs, quand on ne l’accuse pas de composer avec des troupes de brigands. Les officiers des justices ordinaires, bailliages royaux et présidiaux, discutent également le zèle répressif de la maréchaussée, ces magistrats déplorent souvent le caractère expéditif des procès instruits par la justice des prévôts, dont ils ne peuvent infléchir l’excès de sévérité ou l’excès d’indulgence.
À partir des années 1720, la maréchaussée est réformée, une série de textes améliore son recrutement et son action (5), sans que cette politique se traduise par un reflux sensible de l’errance. En fait la législation, qu’il s’agisse de prévenir ou de punir (6), est impuissante à réduire un phénomène qui est alimenté par les désordres économiques et sociaux de la société d’Ancien Régime. Les conditions d’existence des classes populaires rurales et urbaines demeurent très précaires, elles sont intimement liées aux mouvements du prix du grain. Chaque déficit frumentaire, chaque hausse brutale du prix du pain génère des troubles sociaux, précipite sur les routes les plus démunis vers des provinces supposées plus riches ou plus épargnées par la disette. Gardons-nous cependant de donner une image trop misérabiliste de la société vagabonde : ce gueux, arrêté par une brigade de la maréchaussée d’Alençon, avoue « mendier toute l’année, excepté le temps du travail, préférant travailler ici et là que se fixer » (7), Cette « préférence » inquiète l’autorité ; depuis les années 1660, la monarchie s’efforce de fixer les pauvres dans leurs paroisses d’origine. Cette politique mêle répression et assistance, volonté charitable et souci de préserver l’ordre social (8).

Dès lors, la distinction entre une bonne et une mauvaise errance est un sophisme (9). Le vagabondage accueille tous ceux qui veulent échapper à leur condition ; or, le tisserand ou le marchand tombés dans la « débine », le déserteur, l’ouvrier sans travail qui sillonnent les chemins, tous compagnons de la confrérie des porte-besace sont autant de recrues potentielles pour la contrebande et le brigandage : l’errance ‘ est réprimée car elle abrite un vivier de criminalité. Une même suspicion enveloppe une société bigarrée : colporteurs ou porteballes qui font un petit commerce de mercerie et d’almanachs ; les comédiens et les musiciens ambulants, les montreurs d’animaux et autres jongleurs, les petits métiers des rues et des champs comme les vanniers, les rempailleurs de chaises, les chaudronniers et les ramoneurs ; suivant les cours des rivières et les chemins de terre. voici les voituriers, les rouliers, les maçons limousins ou creusois, les scieurs de long, les soldats (munis ou non d’un vrai congé), les pèlerins et les prêtres gyrovagues ; et enfin, le peuple errant par excellence, la tribu des bohêmiens (10). Tous ces personnages de la geste vagabonde vivent en osmose permanente avec la troupe des gueux, sans « état » bien défini, qui travaillent trois jours et mendient quatre autres. Ces figures à la fois inquiétantes et familières frappent aux portes des maisons pour quémander un abri et un morceau de pain. Certaines fermes ont la réputation d’être accueillantes, d’autres chassent sans ménagement les vagabonds qui demandent un asile. Quand trop de portes se ferment, quand la méfiance et l’hostilité vis-à-vis des rôdeurs l’emportent sur les sentiments de charité et de compassion, il arrive que les bâtons se lèvent, que le refus d’un gîte entraîne des menaces et des injures : « Sacré bougresse, si tu ne veux pas me donner le recouvert, je vais mettre le feu à tes bâtiments, et si je couche dehors tu y coucheras aussy » (11). Le chantage au feu, mais aussi les violences et les vols commis par les vagabonds traduisent, au cours des années 1720-1780, l’exaspération brutale d’une certaine forme d’errance, désormais traquée par la maréchaussée avec le consensus et souvent l’aide de la population. La chasse aux gueux est ouverte dans les campagnes, elle atteindra son paroxysme au moment de la « Grande Peur » (12).

DU VAGABONDAGE AU VOL : EXEMPLE DES ERRANTS DU THIMERAIS

Nous avons dépouillé les pièces d’un procès criminel instruit par la maréchaussée du département d’Alençon en 1760-1764, et jugé après bien des péripéties avec les magistrats du bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais (13). Pendant quatre années un trio « d’outlaw », à la fois voleurs, mendiants et vagabonds, a écumé les églises du Thimerais, forçant les troncs et les bancs d’œuvre paroissiaux. Avec l’histoire de ces pilleurs d’églises de médiocre envergure, voici, textes à l’appui, une contribution à l’étude de l’errance au milieu du XVIIT siècle.

Bordé au nord par la vallée de l’Avre, le Thimerais est un pays de transition entre les provinces de l’ouest et les plaines du Bassin parisien. Comme le Perche, le Thimerais voit passer les bocains du Maine et de Normandie qui gagnent les terres « mangeuses d’hommes » de la Beauce et du Hurepoix. A l’approche de la morte-saison, ces ouvriers saisonniers ne regagnent pas tous leur village d’origine. Certains font souche dans le pays d’accueil, épousant une fille du terroir ; les plus heureux sont gagés à l’année dans une ferme ; les autres, besace au dos, bâton en main, vivotent de menus expédients, parcourant un espace qui ne dépasse guère les limites d’un canton actuel. Dès qu’un méfait est commis dans une paroisse, les soupçons se portent vite sur les étrangers au pays.

« L’an 1760, le 8 Aoust, sur le bruit qui s’étoit répendu que l’on auroit vollé l’église de Rueil ; nous Jean Louis Baptiste Robine de Belcour, sous-brigadier à la résidence de Brézolles, en compagnie de François Pichon et Gabriel Combis cavaliers de la même brigade et résidence soussignés ; sommes transportés en ladite paroisse de Rueil, au domicille de Monsieur le curé dudit lieu ; où estant et parlant à sa personne, nous luy avons demandé s’il estoit vray que l’on avoit vollé son église, quelle Jour, à quelle heure, commant on l’avoit vollée, ce que l’on y avoit pris et s’il ne connait les volleurs. Nous a dit qu’il estoit vray qu’on avoit vollé son église dimanche dernier, viron sur les deux ou trois heures après midy… Vu lesquelles déclarations nous avons envoyé Denis Billard et François Le Duc de laditte paroisse tous deux voisins, pour nous faire voir les portes, coffres et troncs que lesdits volleurs ont forcé pour parvenir à les voller ; et estant arrivés, nous avons pris d’eux le serment en les cas requis et accoutumé ; après quoy nous avons procédé aux visites desdites fractions, présence dudit sieur curé qui nous a conduit avec lesdits Billard et Le Duc dans son église ; où estant nous auroit fait voir et remarquer un tronc attaché au bans des gages sur lequel est écrit tronc de la Sainte Vierge, auquel estoit attaché une mauvaise serrure en dehors des braquelles (14) que lesdits Billard et Le Duc nous ont fait remarquer avoit été levée, sans avoir pu faire voir avec quoy ; la lame d’un couteau ayant suffit ; tant la serrure et le bois du tronc sont mauvais ; dans lequel tronc monsieur le curé a répetté que l’on y avoit pû prendre viron neuf livres. ensuitte monsieur le curé avec lesdits Billard et Le Duc nous ont fait voir et remarquer une des portes du banc ou coffre des gages où est attaché ledit tronc ouvertte, à laquelle estoit attachée en dedans une bonne serure qui a esté forcée ne tenant plus qu’à un clou, et qu’il fallait que cette ditte porte de coffre eût esté forcée avec un instrument de fer rond pas plus gros que le bout d’une baguette de fusil. dans lequel coffre monsieur le curé nous dit que les malfaiteurs ont pu prendre dix à onze livres aussy presque tout en liard, qui estorent dans des escuelles de cuivre dont se servent les gagers pour quester.. Ledit sieur curé nous a dit que luy et nombre de ses paroissiens s’estant aperçus de ces vols en entrant pour dire vespres dans l’église ; il avoit promptement dit les vespres, après lesquelles il auroit dit à ses habitants de faire des perquisitions dans tous les environs pour tascher de découvrir les malfeiteurs, et qu’il y avoit esté luy même, le tout sans fruit. »

Qui sont les voleurs ? Nul n’en sait rien. deux paroissiennes de Rueil ont juste aperçu une silhouette qui s’enfuyait rapidement :

«… la dame Choïsne et le femme dudit Denis Billard entrèrent dans la cour du presbitaire estant à s’y promener. La femme dudit Billard dit à ladite dame Choisne, – tenez, voilà quelqu’un qui se sauve du haut de vostre charterie (15) —. Ces deux femmes y courrurent et virent un homme qui se sauvoit, qu’elles ne purent connaistre ; ce qui obligea ladite femme d’aller après et ayant presque atteint cet homme qui se détourna contre elle, elle se mit à crier – à moy –, plusieurs allèrent à elle et courrurent après cet homme qui avoit déjà pris du devant sans l’avoir pu trouver et on ne sçait ce qu’il est devenu. Et ayant demandé à cette femme nommée Anne Larcher, femme de Denis Billard comment estoit fait cet homme ; elle nous a dit, qu’il a bien cinq pieds, deux pouces (environ 1,68 m.), assez gros, habillé de toille, des guestres de charretier et des cheveux plats bruns… »

Malgré ses lourdeurs de style, le procès-verbal des cavaliers de Brezolles restitue assez exactement le désarroi des paroissiens de Rueil, sur – pris par ces voleurs qui n’hésitent pas à opérer en plein jour. Il est possible que ce dimanche d’août, à l’heure de la digestion et de la sieste, ait justement été favorable à l’action des pilleurs de troncs ; d’autant plus que le jour du Seigneur est aussi le grand jour de la quête paroissiale,

Le sept août 1760, « le procureur du roy de la maréchaussée générale du département d’Alençon requiert que dudit vol, circonstances et dépendances il soit extraordinairement informé » (16). Deux jours plus tard, « le prevost général commandant les maréchaussées de Normandie et du Perche » fait droit à la réquisition du procureur, et assigne les témoins. L’information se déroule le 25 et le 26 août ; le curé et les paroissiens de Rueil qui ont été assignés se rendent à Alençon, distant de 20 lieues (environ 80 km). Le tribunal leur reconnaît, pour ce long voyage, une vacation de 6 jours et une indemnité qui varie selon la qualité sociale du témoin : le curé, Jacques Ladhomme, reçoit 20 livres ; Denis Billard, laboureur et marchand de bestiaux et son épouse Anne Larcher sont chacun taxés de 9 livres ; et à François Le Duc, domestique du curé, échoit une somme de 7 livres dix sols. L’audition des témoins n’apporte qu’un élément vraiment nouveau : le domestique du curé, avec une franche naïveté, « adjoutte cependant que lorsque lesdittes effractions furent faits la porte de laditte église étoit ouverte »…

Le 28 août, le procureur du roy donne ses conclusions, il « requiert qu’il soit ordonné que l’accusation formée contre les auteurs et complices desdittes effractions et vol soit délaissé au juge du lieu du délit, le cas en question n’étant point prévotal ». Le même jour, une ordonnance du prévôt confirme les réquisitions du procureur. Les conclusions de cet officier nous laissent un peu sceptiques ; le vol de l’église de Rueil pouvait être commis par des vagabonds, et ainsi relever de la justice prévôtale. En fait, la maréchaussée d’Alençon se décharge d’une affaire qui l’intéresse médiocrement : Rueil est situé à la limite extrême orientale de la généralité d’Alençon (17). Si seulement les coupables avaient été pris sur le champ…

Le 22 octobre, le greffier de la maréchaussée d’Alençon dépose les grosses (copies de l’original) de la procédure criminelle de Rueil au greffe du bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais. Cette juridiction royale s’est saisie de l’affaire après la défection de la justice prévôtale. Au début de novembre, le lieutenant général du bailliage (nous dirions aujourd’hui le président du tribunal) demande à l’officialité de Chartres de lui accorder un monitoire. Par cet acte, l’évêque enjoint les fidèles (d’une ou plusieurs paroisses de son diocèse), sous peine d’excommunication, de révéler ce qu’ils ont « vu, su, entendu, ouï dire ou apprendre » sur un crime et son auteur. Selon la règle, au cours de trois dimanches consécutifs, les 22 février, 1er et 8 mars 1761 le curé de Rueil lit et relit le monitoire à ses paroissiens « sans qu’il soit venu personne à révélation »,

« L’étrange visite » des églises du Thimerais se poursuit.

Le 6 avril 1762, la brigade de Brezolles « ayant appris qu’on avoit volé l’église de Beauche, forcé le coffre et le tronc de la fabrique dudit lieu et pris l’argent qui estoit dedant », arrive dans cette paroisse, pour dresser procès-verbal du vol d’église qui a été de nouveau commis dans une bourgade du Thimerais. Guillaume Quillebœuf, ancien gager, maître maréchal explique que « la nuit du dimanche quatre au lundy cinq de ce mois, on a volé et forcé le coffre de la fabrique (18) après en avoir enfoncé un des volets….

encore d’un dimanche), on a volé six à sept livres d’argent en monnoie qui étoient dans le coffre de la fabrique. après en avoir enfoncé le des – sus. L’ouverture du coffre de ladite fabrique paroit avoir esté faitte avec la pointe d’un des chandeliers de ladite église… Les malfaiteurs estoient entrés dans ladite église par une croizée d’icelle après en avoir enfoncé lesdites vitres. »

Dix mois après l’effraction de Dampierre, les voleurs d’églises du Thimerais reprennent leurs activités ; c’est toujours la maréchaussée de Brezolles qui, faute d’arrêter les malfaiteurs, enregistre scrupuleusement le témoignage de Michel Ternaut, trésorier en charge de l’église de Saint-Sulpice-de-Bérou, nouvelle victime des pilleurs de troncs : « la nuit du sept au huit du mois de Fevrier mille sept cent soixante-trois on a volé trois livres, dix sols dont un écu en pièce et le reste en monnoie dans la cullière du trésorier en charge et cinq ou six sols dans celle du trésorier de la confrairie du saint Sacrement ; le tout dans le coffre deladite église de Bérou, par une fracture qu’ils ont faittes à une des vitres de laditte église. on ne peut dire comment ils ont monté à cette ouverture qui est à huit pieds (environ 2,60 m.) de hauteur en dehors et à 9 pieds (2,93 m)) en dedans »…

Quelques jours plus tard, c’est la paroisse de Fessanvilliers, qui connaît l’effraction, François Brard, trésorier en charge de l’église témoigne : « La nuit du douze au treize du mois de Février mille sept cent soixante-trois. on a volé quatre livres sept sols ou environ, tant en pièces de douze sols qu’en monnoie qui estoient dans le coffre de la fabrique de ladite église de Fessanvilliers sans pouvoir s’apercevoir comment les malfaiteurs ont ouvert lesdits coffres ; en ayant trouvé cependant un des battants ouverts et que lesdits malfaiteurs estoient entrés dans ladite église par une croisée d’icelle après en avoir forcé lesdites vitres. on ne peut dire comment ils ont monté à cette ouverture qui est à six pieds et demi de hauteur en dehors (environ 2,11 m.) et à huit pieds en dedans (environ 2,60 m.) ».…

Les pilleurs de troncs sont débusqués.…

« L’an 1763, le 29 avril ayant este averti ce matin à une heure par les nommés Jacques Belamy de la paroisse de la Saucelle, Nicolas Peron, François Roch et Antoine Mansion de celle des Chatelets, que le nommé Simon Haley, garde de monsieur le comte de Valen – tinois, de la paroisse de la Saucelle avoit arresté un jeune homme qu’il avoit trouvé hier sur les onze heures du soir dans l’église de ladite paroisse du Chatelets et qu’il avoit conduit chez monsieur Desgues, écuier, de la même paroisse des Chatelets et qu’il estoit gardé par plusieurs hommes ; nous Jean Louis Baptiste Robine de Belcourt, sous-brigadier de la maréchaussée générale d’Alençon à la résidence de Brézolles, accompagné de Jacques Roblin et Paul Chevadame cavalliers de la même brigade… sommes transportés en ladite paroisse des Chatelets au logis et domicille de mon dit Sieur Desgues.… »

Le garde-chasse, Simon Haley explique la capture :

« Nous a dit que passant par devant la grande porte de l’église de ladite paroisse des Chatelets, il s’estoit aperçu qu’elle estoit ouverte ; estant entré dans ladite église il y a crié – y a-t-il quel – qu’un – et voyant que personne ne répondait, il a sonné une des cloches afin de faire venir le sacristain pour fermer ladite porte ; que pendant qu’il sonnait, il a vu un homme qui venoit du haut de l’église pour sortir, mais l’ayant pris il l’a arresté et a l’instant 1 l est arrivé quantité de personnes. »

Le brigadier interroge alors le « particulier arresté » qui nous à dit se nommer Jacques Lamy, âgé de 18 ans, sans profession, natif d’Ilhers en Normandie, demeurant depuis 6 ans dans la paroisse de Boissy près Damville chez le nommé Louis Leroy, son oncle maternel. il estoit entré dans l’église par une croisée qu’il a cassée, afin de voller laditte église avec deux hommes qui y sont entrés après qu’il leur a eû ouvert la grande porte. et qui se sont sauvés pendant que le particulier l’a arresté… et ayant fait a l’instant fouiller ledit Jacques Lamy, on ne luy a rien trouvé sur luy qu’une petite bouteille d’environ un demi setier garnie d’ozier et vuide, avec un couteau à ressort à manche de corne… sommé lédit Jacques Lamy de nous dire le nom et la demeure des deux particuliers qui estoient avec luy dans l’église des Chatelets pour la voler ; nous a dit que l’un s’appelle Mathurin Loudain, âgé de viron 36 ans de la paroisse de Grandvilliers où il est marié et a trois enfants ; et l’autre s’appelle Louis Leteur de la paroisse de Hellenvilliers agé aussy de viron 36 ans aussy marié et a trois enfants. Interrogé ledit Lamy depuis quel temp il est associé avec lesdits Loudain et Leteur et combien il a fait de vols avec lesdits particuliers : nous a dit qu’il y a cinq jours qu’il est avec eux et qu’il n’a fait aucun vol, celuy qu’il voulait faire icy estant son premier ; qu’il ne scait si ses associés en ont fait d’autres, (souligné par nous) mais qu’ils luy on dit qu’ils estoient forbannis du pays et que leurs femmes les avoient quittés il y a viron deux ans estant allées chercher leur vie. Interrogé ce qu’il a fait pendant les cinq jours qu’il a esté avec lesdits deux particuliers et où il ont esté ; nous a dit qu’il a resté un jour chez son oncle ; le lendemain il est venu avec les deux particuliers en la ville de Verneuil où ils ont demandé l’aumosne et couché chez la Reine d’Hongrie, hotesse à bouchon (terme synonyme de cabaret) ; de là ils ont esté du costé de Breteuil, ensuitte à Boissy et de là en ladite paroisse des Chatelets où il a esté arresté.. nous avons déclaré audit Jacques Lamy que nous l’arrestions.. comme voleur d’église et que nous allions le conduire dans les prisons royalles de Verneuil. Interrogé si luy Lamy a encor son père, sa mère, des frères, des sœurs ; nous a dit qu’il y a 6 ans que ses père et mère sont morts à Illiers, et qu’il n’a qu’un frère, agé de 13 ans qui demeure chez le nommé Leroy son oncle…

La capture de Jacques Lamy réveille le zèle de la Prévôté d’Alençon qui, le 2 mai 1763, requiert que « ledit Jacques Lamy soit transferé des prisons de Verneuil à celles d’Alençon pour estre interrogé ». Le 14 mai, Lamy est remis au concierge des geôles d’Alençon qui fait « l’écrou de sa personne » sur le registre de la prison. Dès le lendemain, Lamy est conduit devant la Chambre du Conseil du présidial d’Alençon pour être interrogé par « Jean Baptiste Barbot, ecuier, sieur de la Chennelais, lieutenant de la maréchaussée générale d’Alençon… ledit accusé ayant esté conduit devant nous par le cavalier d’ordonnance nous avons de luy pris et recû le serment de dire et respondre vérité et luy avons déclaré nostre qualité, que nous entendions le juger prévotalement et en dernier ressort »… Jacques Lamy est-il impressionné par le décorum judiciaire ? Le magistrat lui a-t-il promis une certaine indulgence ou l’a-t-il menacé de la question s’il n’avouait pas tout ? On découvre, en lisant le procès-verbal de son interrogatoire, un récit très différent de la première version qui avait été donnée au brigadier de Brezolles. Au cours de ce long interrogatoire, Jacques Lamy fait la « confession » de son existence. Ce texte vaut la peine d’être cité presque intégralement :

« À dit avoir nom Jacques Lamy, agé de 18 ans au premier jour de Mai dernier, cy devant berger chez Louis Leroy son oncle, laboureur à Boissy près Damville, qu’il est depuis quelque temp sans demeure, errant et mandiant sa vie.

— Interrogé s’il scait pourquoy il a été arresté ?

— À dit que c’est pour avoir cassé la fenestre de l’église des Chatelets et s’estre introduit dedans.

— Interrogé pourquoy et à quel dessein il a fait ce coup et quels sont ses complices ?

— À dit qu’il a cassé ladite fenestre pour voler l’église ; qu’à cet effet il estoit de compagnie avec les nommés Mathieu Loudain et Louis Leteur… (Lamy indique les domiciles de ses complices).

— Interrogé depuis quel temp ils se connaissent tous trois.

— À dit qu’il y a cinq ans (souligné par nous).

— Interrogé combien pendant ledit temps de cinq ans ils ont volé d’églises, comment, ce qu’ils ont pris en chaque, et les noms de ces églises ?

— À dit que depuis ledit temp de cinq ans ils ont volé six églises (souligné par nous) en attaquant lesdites portes et lesdites vitres ; qu’estant descendu en icelles lesdits Loudain et Leteur forçoient lesdits troncs avec lesdits chandeliers qu’ils prenoient sur lesdits autels ; que c’estoit lui qui cassait lesdites croisées, descendoit dans lesdites églises et ouvroit ensuitte la grande porte à ses deux camarades ; que souvent lesdits camarades les enfonçoient avec leurs mains, le mettoient sur leurs épaules et le faisoient passer par l’ouverture ; que le premier vol que lesdits Loudain et Leteur firent ce fust à l’église de Rueil, croît il y a environ trois ans et demi ou quatre ans ; questant ensemble un jour de feste ou de dimanche sur les neuf heures du matin dans la paroisse de Rueil, ils luy dirent qu’ils alloient voler l’église ; qu’ils n’avoient pas besoin de luy pour faire ce coup parce qu’ils estoient certains de la trouver ouverte ; qu’il lui nommèrent un village dans ladite paroisse où il l’engagèrent de les attendre. que sur les deux heures après midi, lesdits Loudain et Leteur y arrivèrent bien effarouchés, qu’ils luy dirent bien bas qu’ils avoient cassé les troncs qui estoient dans ladite église, qu’ils avoient pris l’argent qui estoit dedans ; que ledit Leteur luy fit part qu’ayant entendu crier – aux voleurs – et craignant pour luy il s’estoit caché dans le buché de monsieur le curé où il avoit esté environ une demi heure… qu’ils furent ensemble du costé de Dreux où ils mangèrent dans un bouchon vingt-quatre sols provenant de ce vol ; que là ils se quittèrent ; que lesdits Loudain et Leteur luy dirent – va t’en nous allons continuer de voler dans les églises pour avoir de l’argent —; que luy répondant se rendit chez ledit Leroy son oncle, laboureur à Boissy où il a resté trois mois…

— Interrogé où il a retrouvé lesdits Loudain et Leteur et si ce fut eux qui luy proposèrent de les accompagner ; en ce cas pour – quoy ?

— À dit qu’ayant esté maltraité par son oncle et estant sorti de chez luy il résolut de demander l’aumosne ; que parcourant pour cet effet la paroisse de Dampierre sur Avre, il trouva lesdits Loudain et Leteur qui luy dirent qu’ils avoient dessein d’aller voler l’église, qu’il fut avec eux…

Jacques Lamy fait alors le récit du cambriolage de l’église de Dampierre, le trio utilise la technique qui a été déjà décrite plus haut.

… Que le lendemain ils allèrent tous trois dans un bouchon à Tillières où ils mangèrent vingt-quatre sols sur la dite somme de dix livres (le produit du vol de Dampierre) ; qu’ils demandèrent ensuitte pendant quelques jours l’aumosne:; qu’ensuitte ils furent à l’église de Beauche.…… (le même récit de l’effraction des vitres et des troncs se répète à Beauche)… que de ce vol il mangea partie avec lesdits Loudain et Leteur ; qu’ayant recommancé à demander l’aumosne pendant quelques jours, ils formèrent la résolution de voler l’église de Bérou (Jacques Lamy raconte le vol de Saint-Sulpice-de – Bérou, puis celui de Fessanvilliers, et enfin la dernière expédition des Châtelets. Il donne le signalement de ses complices).… Ils ont chacun un habit de toille neuve, une culotte de peau et des guestres, et des souliers ; que ledit Loudain est droit, a les cheveux frisés, le visage long, bazanné, un peu marqué de petite vérole, nez long, bouche moyenne, ayant deux dents de manque à la machoire supérieure et autant à l’inférieure, barbe noire et peu fournie ; que ledit Leteur a les cheveux noirs, longs et frisés, barbe rouge et bien four – nie ; est un peu marqué de petite vérole et n’a à la machoire inférieure et dans le devant que deux dents…

— Interrogé s’il avoit dessein de continuer cette vie avec les – dits Loudain et Leteur ?

— À dit qu’il comptait rester avec eux jusqu’à la Saint-Jean ; qu’il esperait ensuitte se mettre en condition.

Nous avons cessé le présent interrogatoire, duquel lecture faite audit accusé par notre greffier, après l’avoir ouye, a dit que ses réponses sont véritables qu’il y persiste… »

La personnalité d’un pilleur

Telle est l’histoire exemplaire de Jacques Lamy et de ses deux compagnons. Cet orphelin, tôt livré à lui-même, ne s’entendant guère avec le reste de sa famille, se décide, à l’âge de 12-13 ans, à partir sur les chemins, « errant et mendiant sa vie ». Il n’est sans doute guère plus mal – heureux ou plus rudoyé que les ‘autres enfants de paysans pauvres qui doivent gagner leur pitance comme berger, gardien d’oies ou ramasseur de crottin ; mais il rencontre deux figures de roman picaresque, Mathurin Loudain et Louis Leteur, tous deux bannis de leur pays, ayant quitté femme et enfants pour courir l’aventure ; et se noue alors une étroite solidarité entre les membres de ce trio, l’adolescent trouvant sans doute chez les deux hors-la-loi, une chaleur humaine et une amitié qu’il n’avait guère ressenties chez son oncle maternel. Gardons-nous de tomber dans le « chromo » du Jeune paysan perverti par des mauvaises influences. $i Jacques Lamy « livre » complètement ses complices, décrivant par le menu le détail des effractions commises, il ne se présente pas (comme le magistrat le lui suggère) comme un jeune écervelé, complètement subjugué par deux flous sans scrupules : c’est Lamy qui insiste sans doute pour accompagner Leteur et Loudain dans leur circuit de visite des églises du Thimerais. Au reste, leurs retrouvailles, avant le cambriolage de l’église de Dampierre paraissent bien trop providentielles. N’est-ce pas plutôt le jeune vagabond, qui a cherché à les rejoindre, sans doute dans un de ces bouchons et cabarets où ils ont l’habitude de prendre leurs quartiers et de ripailler après chaque expédition ? Lamy garde d’ailleurs ses distances avec ses deux compagnons quand, avec une certaine malice, il raconte l’affaire de Rueil : Leteur et Loudain revenant « bien effarouchés » et lui confiant « bien bas » le montant de leur butin…

La vie quotidienne du trio montre une alternance du vol et de la mendicité, l’aumône préparant le pillage des troncs, leur permettant de repérer les églises les plus favorables à leurs entreprises. Enhardis par leurs succès, Loudain, Leteur et Lamy sont victimes d’un excès de confiance dans leur technique : cette porte de l’église des Châtelets, ouverte soudainement à une heure indue, éveille la curiosité d’un garde-chasse (d’ailleurs armé d’un fusil), Lamy est pris, ses camarades s’échappent ; Leteur, belle figure de brigand que l’on croirait sortie des contes de Perrault, avec sa barbe rousse et sa machoire édentée, ne tient pas à risquer sa peau pour sauver son jeune complice. La grande frousse des Châtelets ne met d’ailleurs pas un point final aux vols de Loudain et Leteur ; dans la nuit du 21 au 22 août 1763, soit quatre mois après le ratage des Châtelets, l’église de Beauche est à nouveau « visitée » par les voleurs, et le coffre de la fabrique est vidé ! L’histoire des pilleurs d’églises du Thimerais éclaire d’ailleurs singulièrement le rôle passif de la maréchaussée (19). C’est la population qui arrête souvent les malfaiteurs ; la maréchaussée dans les campagnes ou les archers du guet dans les villes, se contentant de gratter un procès-verbal, et de faire enfermer les individus capturés dans la prison la plus proche. La recherche des délinquants, grâce à un faisceau d’indices et de témoignages est un fait de la police contemporaine ; l’ère de la « police scientifique » ne débute pas avant les années 1880-1890. Pendant l’Ancien Régime, le « flagrant délit » explique la plupart des arrestations ; celles-ci sont opérées grâce au « haro » ou au « cri public » qui ameute les voisins contre le coupable éventuel. Il arrive d’ailleurs que la chasse aux gueux, dans sa précipitation, se trompe de gibier et qu’un passant innocent soit ainsi pour – chassé et molesté à tort.

Au début du mois de mai, le prévôt d’Alençon convoque les témoins qu’il a fait assigner quelques semaines plus tôt. La lecture des dépositions n’apporte aucune information nouvelle sur Lamy et sès compagnons ; mentionnons néanmoins l’apostrophe que Simon Haley le garde-chasse adresse à Jacques Lamy alors qu’il l’empoigne sans ménagement par les cheveux : « Malheureux à quoi t’exposes-tu de voler une église ! » L’information close, le lieutenant général de la maréchaussée d’Alençon écrit à son « collègue » du bailliage de Châteauneuf qui avait été saisi voici deux ans et demi de l’affaire de Rueil :

« Alençon, le premier juin 1763.

Je suis informé que par un arrêt du Parlement de Paris du vingt-cinq septembre 1760, vous avez été authorisé à faire continuer à votre requeste les procédures commencées en maréchaussée, au sujet d’un vol commis à l’église de la paroisse de Rueil le dimanche trois août de la même année… et qu’en conséquences vous avez obtenu monitoires qui ont été infructueux. J’ai monsieur, découvert les auteurs de ce délit que j’ai décrettés de prise de corps le seize mai dernier, pour avoir depuis volé les églises des paroisses de Beauche, Bérou, Fessenvilliers, Dampierre sur Avre et les Chatelets, dont un homme Jacques Lamy est prisonnier à Alençon. Je vous donne ces éclaircissements afin que sur le compte que vous en rendrez à monsieur le Procureur général, la Cour puisse statuer et réunir par arrest tous les chefs d’accusation, et en évoquer la connaissance à votre siège »

La lettre du magistrat de la maréchaussée ne manque pas de saveur : par le « J’ai monsieur, découvert les auteurs de ce délit. », la maréchaussée s’attribue, sans vergogne, une capture qui n’a été due qu’à la vigilance d’un paroissien. La lettre d’ailleurs, ne mentionne pas explicitement le récent et second vol de l’église de Beauche…

Le 25 juin 1763, un arrêt du Parlement de Paris confirme les conclusions de la maréchaussée d’Alençon, tout le dossier des vols d’églises du Thimerais est confié au bailliage de Châteauneuf. Le 14 septembre 1763, Jacques Lamy arrive à Châteauneuf où il est écroué dans les prisons de la ville ; le greffe du bailliage reçoit le même jour les pièces de la procédure commencée par la maréchaussée d’Alençon. Le lieutenant général du bailliage doit pratiquement reprendre l’affaire à zéro, c’est-à-dire réinterroger Jacques Lamy sur des faits qu’il a déjà abondamment détaillés à Alençon, et aussi assigner à nouveau les mêmes témoins qui ont été entendus quelques mois plus tôt. Ce procès pour la forme ne s’achève qu’à la fin du mois de mars 1764, soit un an après l’arrestation de Jacques Lamy.

La sentence du bailliage

Le 27 mars 17/64, le lieutenant du bailliage et ses deux assesseurs rendent leur sentence. Le texte de celle-ci énumère les méfaits de Jacques Lamy, puis règle les détails de son châtiment :

«… pour réparation de quoy le condamne à faire amende honorable, en chemise, teste nue et la corde au col ; tenant en ses mains une torche de cire ardente du poix de deux livres par devant les principalles portes de l’église paroissialle de cette ville et de celles de l’auditoire où il sera mené et conduit dans un tombereau par l’exécuteur de la haute justice ayant un écriteau devant luy et derrière le dos ou sera écrit en gros caractères – voleur d’églises avec effraction —; à genous déclarer à haute et intelligible voix que méchamment il a commis lesdits vols et effractions, qu’il s’en repend, en demande pardon à Dieu et au Roy et justice ; ce fait estre conduit par ledit exécuteur à la place patibulaire de cette ville ; et là, être pendu et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive à une potence qui sera dressée à cet effet par ledit exécuteur ; pour ledit cadavre dudit Lamy y demeurer exposé pendant vingt-quatre heures, et ensuitte estre porté aux fourches patibulaires ; tous et un chacuns de ses biens acquis et confisqués au profit de qui il appartiendra…

La sentence réserve le même sort à Mathurin Loudain et Louis Leteur mais comme ce jugement est prononcé par coutumace, ils seront châtiés symboliquement.

«… Attendu que lesdits Loudain et Leteur sont coutumax et défaillants ; ordonons que notre présent sera exécuté en effigie, en deux tableaux qui seront attachés à une potence qui sera dressée à cet effet en la place patibulaire de cette ville, et au bas desdits tableaux seront écrits sur l’un Mathurin Loudain et sur l’autre Louis Leteur.… »

Le gibet pour Jacques Lamy, jeune vagabond, complice malchanceux de deux ruffians pilleurs de troncs : la cruauté calculée de cette sentence est dans l’ordre des choses. Les mailles du filet policier sont trop larges, nombre de malfaiteurs échappent à la justice royale ; toute punition doit donc avoir une valeur exemplaire, et, pour les magistrats de Châteauneuf, la sûreté des campagnes vaut bien une exécution capitale. Dans l’excès des châtiments, le pouvoir, un moment défié et bafoué. réaffirme sa souveraineté. Jacques Lamy n’est pas simplement condamné à la peine de mort, la sentence (avant et après l’exécution proprement dite) prévoit tout un rituel : le parcours en tombereau, l’amende honorable, l’exposition du cadavre, l’exécution en efigie des complices, sont les étapes essentielles d’une « cérémonie », par laquelle la royauté manifeste sa force ; amalgame minutieusement dosé d’humiliations et de douleurs, le théâtre du supplice veut montrer à la fois la méchanceté et la contrition du coupable.

Le sept août 1764, le Parlement de Paris confirme, en appel, la sentence du bailliage de Châteauneuf. Le 29 août, Jacques Lamy, après s’être confessé est remis au bourreau. Le garde-chasse qui empoigne vigoureusement Jacques Lamy, au sortir de l’église des Châtelets, sait bien à quoi le « malheureux » s’expose en cambriolant de nuit une église. Remplaçons les 6 églises par autant de fermes ou de maisons bourgeoises, la sentence eût été sans doute identique, au mieux, Jacques Lamy aurait été condamné aux galères à vie. Les annales des justices criminelles montrent, au cours du XVIIT siècle, une sévérité croissante à l’égard des délits et des crimes qui s’attaquent à la propriété. La chasse aux vagabonds est à situer dans ce contexte de « peur sociale » où les élites et les possédants avouent crûment leur crainte d’un bouleversement social.

Le Trosne, conseiller au présidial d’Orléans propose d’offrir une prime pour chaque errant capturé : « On donne bien une récompense de dix livres pour une tête de loup » écrit-il dans une brochure sur les méfaits du vagabondage (20). Au Siècle des Lumières, les voix des chasseurs ont couvert celles des philosophes qui proposent une politique de grands travaux publics et la création de manufactures pour combattre le « paupérisme », éternelle dialectique de « la carotte et du bâton ». Les vieux démons de l’errance sont-ils exorcisés ? Dans une Amérique brisée par la crise de 1929, la « grande dépression » « clochardise » une partie notable de la population ; des troupes de vagabonds, héros des romans de Steinbeck ou de Dos Passos, sillonnent les états du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest. Quelques années plus tard le New Deal (version moderne des grands chantiers projetés par Turgot en 1775-1776) panse les plaies et rétablit l’ordre industriel.

A. ZYSBERG,
Attaché de Recherche au C.N.R.S.

[anchor id=”notes”]Notes[/anchor]

(1) M. Couturier qui, entre autres activités, anime l’historiographie en Beauce et Perche, et M. Lacour, conservateur des archives départementales d’Eure-et-Loir, n’ont ménagé ni leur peine ni leur temps, pour nous guider dans nos recherches ; qu’ils soient ici vivement remerciés ; cet article leur doit beaucoup.
(2) Les vagabonds se distinguent nettement des pauvres et des « pauvres mendiants » qui demeurent dans les villes et les villages, connus, dénombrés et assistés.
(3) Le lecteur peut se reporter à la bibliographie (déjà un peu dépassée) publiée dans le cahier des Annales, n° 33, sur « Crimes et criminalité en France, XVII-XVIIT*® siècles. Paris. 1971.
(4) H. Beaune, Journal d’un lieutenant criminel au XVIIH® siècle, Paris. 1866.
(5) La monarchie réforme les maréchaussées du royaume en 1720. Chaque généralité reçoit une compagnie de cavaliers divisée en brigades de cinq hommes réparties dans les principaux bourgs de la généralité. Les brigades sont tenues d’effectuer régulièrement des « chevauchées » pour surveiller les grands chemins et appréhender les « gens suspects ».
(6) Depuis la fin du Moyen Age, la répétition des ordonnances, arrêts, déclarations et édits sur l’errance témoigne de l’inapplication des textes. Ceux-ci pré – voient un arsenal répressif varié : enfermement des vagabonds dans les hôpitaux généraux, puis dans les dépôts de mendicité et « maisons de force » ; peine du fouet, déportation aux Amériques ou envoi aux galères.
(7) Cité par V. Boucheron in : La montée du flot des errants de 1760 à 1789dan s la généralité d’Alençon, Annales de Normandie, Caen, 1971.
(8) Voir les beaux travaux de J.P, Gutton : l’État et la mendicité dans la première moitié du XVIII siècle, Auvergne-Beaujolais-Forez-Lyonnais, Lyon, 1973. Et aussi du même auteur : La société et les pauvres, l’exemple de la généralité de Lyon, 1534-1789, Lyon, 1971.
(9) Un problème identique s’est posé pour la mendicité. La mendicité justifiée par la misère (physiologique ou sociale) n’est pas répréhensible, alors que la mendicité comme escroquerie à la charité (mendiant valide contrefaisant l’aveugle ou l’estropié) est sévèrement punie. Mais, comme pour le vagabondage, la distinction entre les bons pauvres et les filous est souvent très artificielle. Sur ce thème, voir l’article de J. Depaw : « Pauvres, pauvres mendiants, mendiants valides ou vagabonds ? Les hésitations de la législation royale » ; Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1974.
(10) Sur les rapports entre l’errance et le banditisme, on peut consulter deux articles sur la fameuse bande d’Orgères qui écuma le pays beauceron pendant la Révolution : M. Vovelle, « De la mendicité au brigandage : les errants en Beauce sous la Révolution française », Actes du 86° Congrès national des Sociétés savantes, Paris, 1961 et M. Cobb : La Bande d’Orgères, 1790-1799, reactions 10 the french Revolution, Oxford University press, 1972.
(11) V. Boucheron, op. cité (note 7).
(12) Sur la « Grande Peur » en Eure-et-Loir, au cours de l’été 1791, voir la publication de M. Couturier : « La peur », Histoire locale Beauce et Perche, N° 7.
(13) Archives départementales d’Eure-et-Loir : B 4722, Nous avons respecté l’orthographe originelle des textes cités ; une ponctuation a été ajoutée pour faciliter la lecture des documents.
(15) Charterie : remise à charrette ?
(16) La procédure extraordinaire est employée « au criminel », par opposition à la procédure ordinaire, empruntée pour les affaires civiles et pour les petits délits qui entraînent uniquement une admonestation ou une réparation pécuniaire,
(17) Le Thimerais est au contact de trois généralités : celles d’Alençon, de Rouen et de Paris. Cette position de pays frontalier favorise les malfaiteurs qui peuvent passer d’une circonscription à une autre,
(18) Les termes gagers, trésorier, fabrique, bancs des gages, reviennent sou – vent dans ces procès-verbaux pour vol d’église. Ils désignent les notables laïcs (marguilliers, fabriciens, trésoriers, gagers, etc.) chargés d’administrer les biens et les revenus de l’église paroissiale (fabrique) dont le produit des quêtes fait partie. Le vol d’église ne doit pas être seulement compris comme une impiété, il lèse directement les intérêts de la communauté paroissiale qui pourvoit à l’entretien de son église ; quand les objets volés servent directement à la célébration du culte {calice par exemple), il s’agit alors d’un sacrilège

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