Eure-et-Loir : Rafle des 24-25 juin et 10 juillet 1942
Paris : Rafle des 16-17 juillet 1942
Eure-et-Loir : Rafle des 24-25 juin et 10 juillet 1942
Deux opérations inscrites dans l’anéantissement programmé d’un peuple
Dans le cadre de la commémoration des rafles de l’été 1942, il y a 80 ans, une conférence (Chartres, amphithéâtre Albert Lautman du lycée Marceau, 24 juin 2022), organisée et animée par Anne Rothenbühler, directrice de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerres (ONACVG), a été donnée par Juliette Clément, directrice de publication de la Société archéologique d’Eure-et-Loir : « L’arrestation de juifs d’Eure-et-Loir, une rafle inscrite dans l’anéantissement programmé d’un peuple ».
Il s’agissait de montrer comment les rafles en Eure-et-Loir des 25-26 juin et 10 juillet s’inscrivent dans la logistique du programme d’anéantissement de masse des juifs d’Europe, par leur transport dans des lieux de mise à mort : mort immédiate ou différée suivant la fluctuation des besoins prioritaires du Reich, ceux de l’armée ou ceux du complexe militaro-industriel d’Auschwitz-III (Buna). Ce programme à dimension industrielle commence par la Pologne et se poursuit par la France, en commençant par Paris.
Comme les juifs arrêtés à Paris (stücken, « unités ») doivent être « stockés » dans les « plates-formes logistiques » des camps français de Beaune la Rolande et de Pithiviers (Loiret) avant d’être « expédiées » à Auschwitz, ces deux camps doivent être vidés des juifs qui y sont internés depuis leur arrestation à Paris (et en Eure-et-Loir) en 1941, et qui doivent préalablement être conduits à Auschwitz.
Et comme la logique comptable nazie exige des convois de 1000 stücken, le commandement militaire allemand d’Orléans (FK 589) ordonne au préfet d’Orléans d’organiser des rafles complémentaires dans les départements limitrophes du Loiret : Cher, Loir-et-Cher et Eure-et-Loir). Quand les juifs de Paris sont arrêtés les 16 et 17 juillet 1942, les deux convois de Beaune la Rolande et de Pithiviers sont bien partis, avec leur contingent d’Euréliens arrêtés par la feldgendarmerie (FK 751) de Chartres en juin et juillet, le premier le 28 juin et le second le matin même du 17 juillet.
En complément, dans un article publié par l’Echo Républicain le 16 juillet1, veille de la « Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat Français et d’hommage aux Justes de France », Juliette Clément a évoqué l’itinéraire de trois personnes et familles euréliennes ou cachées en Eure-et-Loir, persécutées « comme juives » l’année 1942, par les autorités allemandes et avec la participation active de l’Etat français dit Gouvernement de Vichy.
Famille recensée, arrestation et déportation en juin 1942
Adrienne Ullmann, Chartraine recensée comme « juive » avec toute sa famille, est arrêtée à Chartres avec son mari, alors que certains de leurs enfants et neveux, déjà arrêtés en zone non occupée, sont livrés aux autorités allemandes : tous meurent à Auschwitz entre juillet et septembre 1942.
Famille laissée sur place mais arrêtée et déportée en 1944.
Elie Schwartzmann, Parisien installé avec sa fille à Prouais en 1939, non déclaré mais identifié « comme juif » lors du retrait de sa naturalisation, fait partie des personnes laissées chez elles (malades ou femmes ayant des enfants en bas âge), qui seront arrêtées en 1944, ainsi que leurs enfants et mortes à Auschwitz, où il est lui-même conduit le 7 mars 1944.
Enfants cachés en Eure-et-Loir et dont la mère et les sœurs sont arrêtées à Paris
Henri et André Herscovici, deux petits Parisiens séjournant au préventorium de Beaurouvre, apprennent que leur mère et leurs petites sœurs, restées à Paris, ont été arrêtées, et sont protégés par la direction de l’établissement (Justes, 2000) jusqu’à la fin de l’occupation.
Sous l’occupation allemande et l’Etat Français de Vichy, de 1940 à 1944, au moins 129 personnes d’Eure-et-Loir ou en Eure-et-Loir meurent « comme juives » : fusillées en France ; mortes de sous-nutrition dans un camp d’internement français ; de sous-nutrition et de froid dans un stalag allemand en France ; de sous-nutrition avec mise au travail comme esclave jusqu’à la mort, ou par asphyxie dans une chambre à gaz, dans les camps d’extermination d’Auschwitz et de Sobibor, ou dans celui Kaunas (Kovno). Une seule est rentrée.
Juliette Clément
1- L’article publié ici est l’original envoyé à la presse, car celui publié comporte plusieurs erreurs dues à des retouches effectuées sans consultation de l’auteur (J. C.)
« 25-26 juin et 10 juillet 1942. Arrestation de juifs en Eure-et-Loir. Une rafle inscrite dans l’anéantissement programmé d’un peuple. »
1. « Sans nouvelles » d’Adrienne Ullmann
En 1946, Madame Thérèse Weil déclarait être « sans nouvelles » d’Adrienne Ullmann, sa belle-sœur et son associée dans le commerce de Nouveautés « Chartres élégant », 30-32 rue des Changes à Chartres, arrêtée à son domicile le 26 [25] juin 1942.
Une femme française
Depuis son mariage avec Bernard Ullmann en 1926, Adrienne, Dreyfus, née à Paris en 1902, habitait, comme sa belle-sœur Thérèse Ullmann-Weil, l’immeuble de la rue des Changes dont le rez-de chaussée était occupé par le magasin. Adrienne était « française d’origine et de longue date », ses parents ayant quitté l’Alsace allemande en 1871 pour rester français.
Recensée
En 1940, l’armistice situa Chartres en zone occupée et l’Etat français naquit le 10 juillet. La 1ère ordonnance allemande du 27 septembre et la loi du 3 octobre de l’Etat français soumirent Adrienne au recensement des « juifs », et à la mention « juif » sur sa carte d’identité.
Dépossédée
La 2e ordonnance allemande du 18 octobre condamnait l’« entreprise juive » Ullmann à la liquidation ou à « l’aryanisation ». Sa vente à des acquéreurs « catholiques » fut signée ce même jour. En 1941, cette dépossession de revenus fut soumise à la surveillance de la Direction économique du Commissariat aux Questions juives créé par Vichy le 29 mars, et à la loi du 22 juillet.
Signe distinctif
En 1942, le 28 mai, la 8e ordonnance allemande contraignit Adrienne au port de « l’étoile ».
Arrêtée
Les 25 et 26 juin, la gendarmerie d’Eure-et-Loir informa le préfet de l’arrestation de « juifs français » par les « Autorités allemandes ». Adrienne Ullmann en faisait partie, son mari aussi. Le registre d’écrou de la Maison d’arrêt de Chartres mentionne son entrée le 25 et sa remise aux « Autorités allemandes » le 27.
Internée
Elle fut conduite, ainsi que son mari, parmi un groupe 21 personnes, dans un camion escorté de gendarmes sur ordre des « Autorités allemandes », au camp d’internement français de Beaune-la-Rolande (45), gardé par la gendarmerie française.
Anéantissement programmé
Le lendemain 28 juin, elle fut embarquée dans le 5e « transport » de juifs de France au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau (Osviecim, Pologne). Son mari aussi. Programmé le 19, ce train français parti à 5 h 20 et conduit par un cheminot français relayé à Neubourg par un Allemand, parvint à destination le 30 juin. Ni Adrienne ni son mari ne sont rentrés.
Juliette Clément
Sources: AN, CDJC, Arch. allem., Arch. d’Auschwitz, AD 28, AM Chartres, E.-C. 2
Elie Schwartzmann « Il n’a pas fait sa déclaration de juif mais il a été découvert par mes services ».
Russe « blanc » apatride car son pays a cédé la place à l’Union soviétique fin 1922, Elie Schwartzmann, né le 11 mars 1878 à Odessa (Russie), émigre en France.
Intégration réussie
On le retrouve à Paris, dans le 4e arrondissement, commerçant et domicilié 46 rue Saint-Paul. Il est devenu français par décret du 24 juin 1930, au bénéfice de la loi du 10 août 1927 qui accorde la naturalisation après trois ans de résidence ininterrompue en France. En septembre 1939, il s’installe à Prouais, et le 14 octobre se fait établir une carte d’identité à la sous-préfecture de Dreux.
Déchu de sa nationalité
En 1940, muni des pleins pouvoirs depuis le 10 juillet, le maréchal Pétain signe le 22 l’acte organisant la révision des naturalisations accordées par la loi de 1927. Il charge une commission de trouver un « motif possible de déchéance » dans les dossiers des naturalisés. En outre, parallèlement à l’ordonnance allemande du 27 septembre, son acte du 3 octobre 1940 ordonne le recensement des juifs.
Elie Schwartzmann ne se déclarant pas, il ne figure pas dans la liste des juifs d’Eure-et-Loir remise par le préfet à la FK 589 d’Orléans le 12 novembre. Même chose en 1941 lors du recensement exigé par l’ordonnance allemande du 26 avril et l’acte de Vichy du 2 juin.
C’est alors que début 1942, le maire de Prouais l’informe du retrait de sa « qualité de français » par le décret du 19 janvier et qu’il lui demande de remettre sa carte d’identité ; que le 11 février il en informe le sous-préfet ; que le 27 mars ce dernier transmet au préfet, lequel confirme au Garde des Sceaux la conclusion de l’affaire. Elie Schwartzmann est redevenu apatride.
Intervention des Renseignements généraux
Le 28 mars 1942, le ministère de l’Intérieur somme le maire de Prouais « d’inviter cet israélite à faire, sans délai, sa déclaration à la sous-préfecture de Dreux ». Elie Schwartzmann doit s’exécuter : le 10 avril il écrit : « Je soussigné, déclare avoir fait ma déclaration d’israélite à la S. P. de Dreux le 10-4-1942 et avoir aussi pris en communication la note ci-jointe. Elie Schwartzmann. »
Le 12 mai, le préfet peut se vanter au chef de la FK 589 d’Orléans d’avoir « découvert » et soumis le rebelle.
Sursis
Bien que son nom figure dans la liste du 16 mai 1942, Elie Schwartzmann échappe aux rafles des 25-26 juin et 10 juillet.
Ce n’est qu’un sursis.
Juliette Clément
Sources : AN, Arch. CDJC, AD 28. Cl. AD 28.
« Mes chers enfants Henri et André, ne revenez pas à la maison, les Allemands ont pris votre maman et vos 2 petites sœurs. »
« Nous étions une famille pauvre d’ouvriers […] de 6 personnes. Nous habitions dans un appartement de 2 pièces 182 rue de Charenton, Paris 17e. […]
En 1940 notre papa a été engagé dans l’armée française unité GTE 881, et a passé la guerre avec son unité jusqu’à la libération en 1944. Nous sommes restés à la maison maman et 2 petites sœurs, mon frère et moi. Nous menions une vie de famille régulière en temps de guerre avec l’absence de papa et de son gain, et les restrictions de toutes sortes. Mon frère et moi nous sommes allés à l’école 4 rue de Bignon.
En 1942, à la fin de l’année scolaire, pour les grandes vacances, mon frère et moi sommes envoyés au préventorium dans le château de Beaurouvre près d’Illiers. Après plusieurs semaines une voisine de palier de notre appartement, Madame Roby nous écrit :
« Mes chers enfants Henri et André ne revenez pas à la maison, les Allemands ont pris votre maman et vos 2 petites sœurs. » Moi j’ai 11 ans et mon frère a 9 ans. Nous ne posons pas de questions, nous avons confiance dans le personnel, et continuons notre vie dans le préventorium de Beaurouvre, dirigé en ce temps là par M et Mme Coche. […] Ils ont sauvé la vie à tous les petits enfants juifs qui étaient là. […]
Notre père est démobilisé [en 1944]. Lorsqu’il rentre chez lui la maison est vide. Il reprend son travail d’avant guerre. Une fois par mois il vient nous rendre visite, le train arrive à Chartres, il doit marcher 25 km pour arriver à Beaurouvre. Il […] reste quelques heures puis repart vers Chartres et Paris. Au bout de quelques mois, il vient nous chercher accompagné d’une dame et nous place dans une maison pour enfants juifs orphelins à Jouy-en-Josas. Ainsi se termine notre histoire au château de Beaurouvre.
H. Herscovici »La mère et les 2 sœurs d’Henri, 2 ans et 4 ans, furent déportées le 25 septembre 1942 dans un convoi de juifs roumains (n° 37) et assassinées à Auschwitz II Birkenau. En 1948, Henri émigra en Israël avec son père et son frère, après une vaine tentative en 1947 sur l’Exodus … Plus tard, André émigra aux USA.
Extraits d’une des lettres d’Henri à Yad Vashem, Jérusalem (dossier de demande de « Médaille de Juste parmi les Nations » pour M et Mme Coche). Notre dossier aboutit : la médaille de Juste fut remise à leur fille le 27 juin 2004.
Juliette Clément
Sources : AN, Arch. CDJC, AD 28, corresp. avec Henri.
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