La Mémoire pour héritage. Alain Bouzy
Genèse d’une mémoire
La Grande Guerre, avec son année Verdun, il y a cent ans, est ici un catalyseur de la mémoire. Les écrits qu’elle suscite rendent perceptible la vie de modestes agriculteurs de la Grande Beauce, dans l’ancien canton d’Orgères, aujourd’hui intégré à celui de Voves.
Pratiquant la polyculture et l’élevage, ils vendent leur production sur les marchés locaux, dont celui de Bonneval. À l’heure de la mécanisation, ils tentent de suivre une mutation accélérée par la guerre. Le dimanche, les hommes ajoutent à leur semaine d’ouvrier agricole l’exploitation d’une petite terre. Les tâches ménagères, les soins des enfants et l’aide aux champs s’alourdissent pour les femmes d’un travail de couture à domicile.
Quand les temps sont durs, on se resserre sur soi, dans un même logis, à deux, voire trois générations dans une même pièce. Un jour, dit-on, on sera « son maître ». Ce monde s’étend sur les rives de la Conie, il s’élargit aux cantons voisins de l’époque, Bonneval1, Voves, Janville, Châteaudun… pour l’Eure-et-Loir, et à quelques autres au sud (Loir-et-Cher, Loiret) et au nord (Essonne, Yvelines). Il s’entrouvre sur Paris avec l’exode rural et sur Orléans, Étampes, Nantes, les villes minières du Nord et l’Algérie avec le service militaire. Les champs de bataille y font irruption en 1914 avec l’appel et la réquisition.
[1] La sphère des Ribot (Conie, Nottonville) touche à celle des Legrand (Montainville, Alluyes) par Pierre Bois, fils du premier patron de Léon, son ami et celui de Maurice Legrand : voir Votre fils qui vous aime, Correspondance d’un soldat d’Eure-et-Loir (1914-1919), SAEL, 2014. |
Notre édition
Nous publions ici la genèse de cette mémoire, tissée par Antoinette Guillaumin-Ribot (1884-1977) dans Au Pays des souvenirs, texte-testament esquissé dans un prologue de 1964 et rédigé de 1970 à 1975. Elle entrelace dans son propre récit des souvenirs plus anciens de ses grands-parents et parents, des lettres de son père, de son mari Léon Ribot (1882-1971) et de sa fratrie… Elle est relayée par sa fille aînée Reine, et aujourd’hui par son petit-fils Alain Bouzy qui reçut de sa grand-mère cette mémoire en héritage. Éclairée par les éléments biographiques rassemblés par le journaliste-historien, cette histoire est construite autour du journal de Léon (1914-1916) et d’un choix de lettres à son épouse (1914-1918). Cet ensemble centré sur la guerre est enchâssé dans les mémoires d’Antoinette qui bousculent parfois la chronologie.
L’accentuation et la ponctuation sont actualisées pour faciliter la lecture. Les événements à caractère militaire sont précisés et mis en perspective par les recherches de Michel Bouzy dans le Journal des Marches et Opérations (JMO) de la 4° batterie du 26e régiment d’artillerie de campagne (ministère de la Défense, sous-série 26 N 571 à 1370, JMO des régiments et bataillons, département de l’armée de Terre, SHD, Vincennes). Les notes, la présentation des textes (italiques) et les clichés récents sont d’Alain Bouzy. Les éléments iconographiques anciens proviennent des archives Bouzy-Ribot.
Leur vie et rien d’autre
Antoinette maîtrise récit et dialogue, Léon rédige parallèlement journal, lettres et carnets de bord. Elle évoque sa vérité avec retenue et lucidité, il affirme son rôle d’homme : paysan attentif et avisé, fils et mari aimant, père indulgent, citoyen ayant de « l’amitié pour son pays », brigadier efficace et estimé.
Le monde qui les à faits ce qu’ils sont et qui les à réunis malgré leurs différences était plein de promesses. Celui d’après-guerre les ramène en arrière. Leurs efforts de petits propriétaires exploitants butent sur l’adversité. À tout moment l’équilibre fragile peut basculer…
Mais en signant ses mémoires avec le beau tableau champêtre d’une moisson en famille au tournant de la tradition et de la mécanisation, Antoinette Guillaumin-Ribot nous offre une belle leçon de vie…
Juliette Clément
Directrice des Publications de la Société archéologique d’Eure-et-Loir
EXTRAITS DE L’OUVRAGE
« Le 1er février 1916
Ma chère Toinette
Comme tu le dis ma mignonne, le temps est beaucoup plus beau qu’il y a 4 ans et surtout plus chaud241. Depuis cette époque nous avons vécu dans des jours de bonheur, mais hélas, que de jours d’angoisse y ont succédé. Cette triste vie va peut-être bientôt prendre fin, du moins, espérons-le. Ce gros Camille242 à tout de même trop de veine, c’est peut-être parce qu’il est très patriote, qu’il a droit à tant de permissions, je me demande ce qu’il fait, a-t-il déjà été au front, je ne crois pas. Tu me dis ma mignonne que tu avais envie de partir avec Constant. J’ai dit l’autre jour à Angèle que nous irons les voir après la guerre. Maintenant, je crois que l’on passe par Paris pour aller en permission, mais je ne sais pas, je ne crois pas que l’on puisse sortir de la gare, autrement j’aurais fait mon possible pour aller leur dire bonjour.
Plus grand chose à te dire pour ce soir ma mignonne, aujourd’hui, je n’ai pas été en route, je crois bien que j’irai demain. J’ai terrassé toute la journée avec une équipe de 8 hommes, je ne me fais pas trop de bile tu sais si je travaille, c’est que je le veux bien, mais j’y suis un peu obligé pour donner l’exemple et encourager. Bien le bonsoir, je vous embrasse de tout mon cœur.
Léon. »
Retour de permission
« Le 17 février 1916 au soir
Ma petite mignonne
Deux mots pour te dire que je suis arrivé à bon port. Je suis parti de la gare de l’Est vers 2 h René est venu m’y conduire en allant à son travail.
Je suis bien content tu sais de les avoir vus tous. Je crois que c’était mon devoir, et surtout que ça ne me dérangeait pas beaucoup. Angèle se plaint toujours des jambes, elle a des varices internes, c’est aussi dur d’être comme cela toute la journée à travailler debout, surtout qu’elle pèse beaucoup. J’avais presque envie de courir jusque chez Élise, mais je craignais de ne pouvoir arriver à l’heure. Je suis arrivé à St Menehould à 11 h1/2 l’on nous a fourrés dans un baraquement, où il n’y avait que la planche se coucher, j’ai cassé la croûte et je suis à pied tout seul, car je n’avais pas de connaissances, j’ai fait mes 11K et j’arrivais à ma petite cabane à 2 h, il faisait un beau clair de lune et je n’ai pas été mouillé, j’étais beaucoup mieux que d’avoir attendu le jour là-bas sur la planche sans couvertures, aujourd’hui, il a fait un temps de chien de la grêle et de la neige. C’est tout pour ce soir ma petite chérie, ne vous ennuyez pas trop, moi j’ai un peu le cafard mais ça ne va pas durer. Embrasse bien petite Reine et sa mémère. Un bon baiser pour toi.
Léon. »
« Il faut vraiment avoir un peu d’amitié pour son pays. .. »
« Le 19 février 1916
J’ai encore été à Dammartin hier et aujourd’hui et par un sale temps. Tu parles si les routes sont mauvaises et s’il y en a une boue ! Je suis sûrement bon pour cette corvée-là car pendant mes dix jours [de permission] l’on n’y a été qu’une fois. Les types sont tous revenus saoûls et ont cassé la voiture. Moi, je ne me suis pas encore saoulé. Ça ne me gênerait pas s’il faisait beau mais, par ce temps-là, ce n’est pas agréable. On mange froid toute la journée. Je me doute bien, ma petite Mignonne, que tu t’es ennuyée. Moi aussi. Quel changement de vie ! Quelle misère ! C’est vraiment écœurant. Dire que l’on devrait être bien tranquille chez soi en travaillant et être obligé de voir de pareilles choses depuis si longtemps.
Il faut vraiment avoir un peu d’amitié pour son pays et une patience surhumaine pour endurer tout ça. »
« Le 17 mars 1916
[…] Ton colis était bien intact. Je t’en remercie beaucoup. Les coquelicots [bonbons] étaient un peu fondus mais ils se laissent sucer et tes beignets étaient bons, je t’assure. Ici, on trouve à acheter toutes sortes [de denrées] mais tout est hors de prix. On nous vend le vin 25 sous et il faut bien se trouver là au moment où il y en a. Nous sommes toujours à Argers243 dans l’attente d’événements nouveaux. L’on dit toujours que nous allons partir. Je pense bien que tu devais être lasse d’avoir brouetté tout ce fourrage, ma pauvre Toinette. Vivement que les boches signent la paix pour que j’aille t’aider. […] »
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La mémoire pour héritage. Une famille des bords de la Conie (1870-1970) d’Alain Bouzy.
Journaliste et rédacteur en chef dans la presse régionale, puis à Première et à Paris Match, Alain Bouzy est l’auteur de plusieurs ouvrages d’histoire et a dirigé l’édition de biographies et d’ouvrages politiques. Il vit à Chartres (Eure-et-Loir).
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