Rapport de M. Lecocq sur les fouilles de la Brèche.

Vue sur l'Eure depuis le Pont du Massacre (fonds SAEL).
Extrait PV II, SAEL, séance du 5 novembre 1863

Au mois d’avril dernier, l’administration municipale de Chartres fit commencer la construction d’un égout, depuis l’abreuvoir du Pont des Sept-Arches, jusqu’à la partie inférieure de la rue Muret. Une fouille large de 1 m. 40, sur une profondeur de 2 m. 50, fut opérée dans une portion de la rue de la Brèche. Nous avons suivi journellement et attentivement ces terrassements, afin de pouvoir scruter et interroger tous les débris hétérogènes qui pourraient en sortir. Dans la longueur totale de cette fouille, sept tronçons d’anciennes constructions furent rencontrés ainsi qu’un aqueduc-cloaque.

Dans la coupe verticale de la tranchée, on distinguait facilement trois couches successives de cailloutage, à environ 50 centimètres l’une de l’autre ; ce qui indiquerait l’exhaussement successif du sol de ce quartier, pavé seulement au XVIe siècle.

Ce qui attira d’abord notre attention dans ces fouilles, ce fut la direction insolite des murs de ces substructions, qui se présentaient, par rapport au parcours de la rue, sous un angle de 35 degrés, et formaient barrage. Toutes ces maçonneries n’étaient pas très-dures et les matériaux étaient de qualité secondaire ; le silex y dominait. Deux de ces murs présentaient un parement en appareil de moëllons taillés (opus ad amplecton) et deux avaient un enduit décoré de fresques grossières. Les épaisseurs de ces murs variaient entre 80 centimètres et 1 m. 80.

En face de la maison n° 17 (mur n°2), on découvrit une forte muraille de 1 m. 80 d’épaisseur, et faisant l’angle d’une construction. Le parement extérieur était de l’appareil ad amplecton, et, à l’intérieur, existait un enduit coloré et monochrôme. C’est dans un angle formé par cette muraille, qu’on trouva un vase en cuivre de laiton, sorte de passoire, puis, à l’intérieur du mur n°5 et dans une sorte de cavité, deux vases antiques en poterie, puis les ossements complets d’un corps humain, une trace d’incendie et enfin un blocage de gros ladères. Nous allons donner une description de ces différents objets.

TRULLA. COLUM NIVARIUM

— Dans l’angle intérieur du mur n°2, il a été trouvé à 2 m. de profondeur, un vase en cuivre de laiton, d’une forme singulière ; C’est une casserole, ayant le fond d’une forme sphérique aplatie. À la partie supérieure existe un rebord extérieur, la queue est très-grande et plate. Sur chacun de ses côtés se dessinent en évidement deux arcs de cercle. Dans ce vase, s’emboîte un autre vase de même forme, mais percé d’une multitude de petits trous, ayant un demi-millimètre de diamètre, lesquels forment des zones concentriques portant à leur intérieur diverses figures d’ornement d’un bon style, dessin que nous avons jugé assez intéressant pour être reproduit avec son développement planimétrique.

Ce second vase s’adapte au premier vase, également par un rebord, et une queue, semblable à la première, s’applique exactement sur l’autre pour ne former qu’un tout ; un étamage, très-fin et très-brillant, est encore apparent sur la passoire, mais le fond du premier vase, étant trop oxidé, est tombé par fragment.

Cet objet ressemble à un ustensile de ménage, espèce de casserole-passoire utile pour faire des infusions. Montfaucon, dans son ouvrage l’Antiquité expliquée1, donne la figure d’une passoire trouvée à Rome, elle a une grande analogie avec celle que nous décrivons ici, moins toutefois la casserole. Ant. Rich, dans son Dictionnaire des antiquités romaines et grecques , au mot Trulla, donne la gravure d’un vase semblable à celui découvert rue de la Brèche ; il est également en bronze. Il paraîtrait, d’après cet auteur, que ces sortes d’ustensiles de ménage se fabriquaient également en céramique, et que ceux d’une petite dimension servaient au rafraîchissement des boissons. Le sédiment contenu dans la neige qui était employée pour cet usage, restait dans le vase percé de trous, tandis que celui qui était placé au-dessous ne contenait qu’un liquide limpide. Un autre ustensile appelé Colum Nivarium, était employé au même usage que le précédent. Celui dont il s’agit, par l’ampleur de ses dimensions, semble plutôt avoir été destiné pour des infusions médicinales ou culinaires. Il porte de diamètre intérieur 20 cent. et la queue 24 cent. de longueur sur 45 millim. de largeur.

[1] Liv. III, chap. XII, ver. III, p. 122 et fig. pl. LXII.

Malgré l’état d’oxidation dans lequel se trouve cet objet, nous pouvons assurer que notre musée aura en lui une antiquité des plus rares et des plus authentiques. M. Ouvré de Saint-Quentin possède une casserole en cuivre, de même forme que la nôtre, moins la passoire ; la queue est identique ; elle a été trouvée, il y a environ deux ans, dans les fouilles gallo-romaines de Léthuin et Châtenay (Eure-et-Loir).

OLLA et ORCA

— Dans un retrait formant niche, a été rencontre, à l’intérieur de la construction n° 5, et à 1 m. 60 de profondeur, un grand vase en terre, portant de diamètre 43 cent., de hauteur 32 cent. et d’épaisseur 22 millim. Ce vase est en terre grise et d’une fabrication assez grossière. Dans son état actuel, il est moins haut que l’ Olla et plus élevé que la Patina, mais ayant bien la forme de cette dernière. Il est vrai de dire que ce vase semble avoir perdu de sa hauteur primitive ; attendu que son bord est mutilé dans toute sa circonférence. Il était perforé à son centre, et là debout était posée une Orca ou petite Amphore, portant de hauteur totale 77 cent. La partie supérieure de cette dernière était brisée, sa partie inférieure qui est pointue dépassait toute entière au-dessous de l’Olla. Dans l’intérieur de l’Orca étaient renfermées : 1° deux gros bronzes à l’effigie de Claudius César (41 à 54 de J.-C.), lesquels avaient chacun un revers différent ; 2° un petit anneau en bronze, portant de diamètre extérieur 22 millim.; 3° un petit os évidé sur sa face extérieure, en forme de bobine, et portant en hauteur et en largeur 25 millim.; 4° enfin divers fragments d’ossements très-tenus, des feuilles de cuivre rouge oxidées, des cendres et du charbon.

Dans le vide laissé entre l’Olla et l’Orca, était une quantité d’ossements pesant plusieurs kilogrammes, lesquels, après examen, furent présumés provenir de restes de pores, moutons, bœufs, etc. ; le plus grand nombre avait été divisé à la scie, on ne distingua pas, dans le nombre, d’ossements humains. À ce dépôt se trouvaient mêlés douze gros bronze romains à effigies diverses et très-frustes, des cendres et des charbons. L’Orca a été déposée au musée ainsi qu’un fragment d’Olla, car ce dernier vase pénétré d’humidité, tomba en morceaux.

Il nous a été impossible de nous former aucune opinion sur ce dépôt singulier et fait sans doute avec intention.

AQUEDUC-CLOAQUE

— Dans nos notes sur les antiquités Chartraines, nous avions déjà constaté que, dans quelques maisons ayant des jardins, et sises dans la partie inférieure du Muret , l’on avait rencontré un passage souterrain, partant du haut de la cité et et se dirigeant vers la rivière, mais ce n’était qu’un ouï dire. M. Laigny, ancien boulanger, propriétaire de la maison faisant l’angle de la rue Muret et de celle de la Brèche, nous avait affirmé l’avoir rencontré dans son fournil, alors qu’il y faisait forer un puits. Depuis longtemps nous avions eu l’idée de faire opérer une fouille vers le lieu indiqué. Mais nous avons toujours été retenu par la difficulté d’obtenir l’autorisation de pratiquer une excavation sur la voie publique, et pourtant l’on nous assurait qu’à une profondeur de moins de deux mètres, on découvrirait le passage en question.

Une occasion favorable se présentait pour avoir raison de ce fait, par suite des fouilles opérées pour l’égout de la rue de la Brèche en cet endroit ; lorsque la tranchée eut atteint une profondeur de plus de deux mètres, rien ne révélait encore l’existence de cet ancien conduit ; nous donnâmes avis de ces faits à notre président M. Famin, qui, le 7 mai, se rendit sur les lieux, et, après inspection, nous autorisa à faire opérer une fouille plus profonde, et à la pousser jusqu’à quatre mètres. Après avoir pris la direction du puits de M. Laigny, nous fîmes ouvrir une tranchée de deux mètres de longueur sur un de largeur. Lorsqu’on fut parvenu à une profondeur de trois mètres, on sentit un corps résistant et un son caverneux se fit entendre. L’on eut bientôt mis à découvert l’extra-dos d’une voûte, qu’on défonça à la naissance du cintre ; en pénétrant à l’intérieur, on put juger que ce conduit avait une pente rapide, et coupait de travers la rue de la Brèche, sous un angle de cinq degrés vers la partie haute de la rue.

 

La construction est en moëllons et d’appareil ad amplecton. L’épaisseur des murs est de 80 cent., la voûte, également en moëllons, est divisée par six joints en grandes briques romaines (35 sur 48) formant cinq claveaux. Ce conduit porte sous clef de voûte 1 m. 72 c. de hauteur et 80 cent. de largeur. Il est envahi par une couche de vase de 80 cent. d’épaisseur, le pied droit, vers la porte Drouaise, ainsi qu’une portion de la voûte, supporte un mur en grosse maçonnerie d’un mètre d’épaisseur. Il y a du niveau actuel du trottoir, jusqu’au radier du conduit 4 m. 60 c:, ce qui nous indiquerait, d’après le niveau d’eau pris au pont des Sept-Arches, un exhaussement d’environ 1 m. 10 c., que le sol de notre rivière aurait subi, depuis cette ancienne construction. À trois mètres au delà de ce conduit, et à 1 m. 40 de profondeur, dans un espace de 50 cent., les fouilles mirent à découvert des ossements humains, ceux d’un adulte, ainsi qu’on en put juger par l’inspection du crâne et des dents. À quelle cause attribuer ce dépôt si complet d’ossements ainsi agglomérés ? À un mètre au delà on rencontra un ancien et vaste foyer d’incendie, à cet endroit, la terre argileuse était cuite et ressemblait à de la pouzzolane. Enfin, à la naissance de la rue Muret, et à 1 m. 50 c. de profondeur, de gros ladères ayant la forme de dalles et assemblés pour former un glacis, étaient polis et usés par un passage fréquent. Cette construction avait évidemment eu la destination de recevoir les eaux de la haute-ville, et d’empêcher les excavations de se former en cet endroit. Nous avons rencontré ce même genre de construction dans la rue Saint-Pierre, en face de la maison de l’école Chrétienne, lors de l’édification de l’égout.

Tout le reste des fouilles dans tout le parcours de la rue Muret, n’a offert que peu d’intérêt, attendu qu’un remblai a eu lieu depuis le bas jusqu’à la rue Saint-Julien ; ensuite, depuis cette dernière rue jusqu’à la rue Avedam, la côte fut attaquée dans le vif, c’était un terrain glaiseux et vierge ; tout le restant de la rue ne fut pas fouillé, quelques pièces de monnaies et jetons furent trouvés, mais ils n’offraient aucun intérêt de rareté. Dans la rue de la Brèche, un objet formant crochet et en bronze fut mis à- découvert ; il paraît avoir formé appendice à un autre objet auquel il devait être adhérent par une soudure ; puis une espèce de boucle en cuivre rouge, laissant apercevoir à une de ses extrémités, une main dont le poignet était paré d’un bracelet, cette main semble serrer quelque chose de non défini. Malgré sa forme coutournée, on pourrait supposer que c’est le débris d’un style antique.

On nous permettra, en terminant, de faire une petite revue topographique des lieux et environs où ces divers objets furent découverts. Dans la partie basse et nord-est de la ville de Chartres, existaient, au Moyen-Age, dans les lieux appelés La Léthinière, les Prés de Reculet ainsi que sur l’emplacement actuel de la place Drouaise, y compris tout le terrain du Massacre jusqu’au bas de la rue Chantault, des prairies marécageuses. Si nous ajoutons foi à nos chroniques Chartraines ce serait en ces mêmes endroits qu’en l’an 911, sous l’épiscopat de l’évêque Gancelme, Rollon, le guerrier Normand, étant venu mettre le siège devant Chartres, se serait vu, dans une sortie heureusement opérée par les assiégés, acculé, lui et son armée, dans des marais fangeux, où auraient péri noyés une partie de ses soldats1.

[1] Le Livre des Miracles de Notre-Dame de Chartres (Chartres, Garnier, 1855), page 179.

Le Cartulaire de l’abbaye de Saint-Père, manuscrit du XIe siècle, nous indique l’existence dès cette époque, des portes Drouaise et Imboust. D’après les restes des anciennes constructions que nous avons rencontrées rue de la Brèche et leur obliquité formant barrage à la voie publique actuelle, il est certain qu’avant l’édification de ces deux portes et de l’enceinte, dans cette partie de la ville, édification présumée avoir été faite au Xe siècle, cette portion de la rue de la Brèche n’existait pas.

Au XVe siècle, la porte Drouaise recevait, par le faubourg Saint-Maurice, les voyageurs venants de la Normandie ainsi que ceux de Dreux et de Nogent-le-Roi; la porte Imboust1, située vers l’extrémité du pont des Sept-Arches, du côté du faubourg des Filles-Dieu, donnait entrée aux individus qui venaient de Houdan, Epernon et Montfort-l’Amaury, ce chemin portait le nom de cette dernière ville. Des Filles-Dieu il se dirigeait jusqu’auprès du château de Vauventriers ; là il se bifurquait en deux voies.

Il n’existait aucun pont hors la ville pour relier les faubourgs Saint-Maurice et des Filles-Dieu, de là est venue la nécessité de créer une voie publique par le pont des Sept-Arches et la rue de la Brèche pour rejoindre le Muret afin d’avoir un accès praticable dans la ville haute. Ce n’est que depuis le commencement de ce siècle, que l’on a construit le Pont-Neuf, et postérieurement le pont d’Orléans ; d’énormes remblais d’une hauteur de 5 m., sont venus exhausser toute la partie extérieure de ce quartier.

Les religieux de l’abbaye de Josaphat, près Chartres, possédaient presque toute la partie gauche de la rue de la Brèche, ainsi dénommée, seulement après le siège du Prince de Condé, en 1568. Car, jusque vers 1580, elle fut toujours désignée sous le nom de rue Saint-André, en raison de sa proximité de l’église paroissiale de ce nom.

Deux de nos historiens locaux2 semblent avoir fait une étrange confusion d’étymologie en désignant la rue de la Brèche, sous celui de rue des Francs-Bourgeois : cette appellation ne fut jamais reconnue par l’administration municipale. Ils y voient la désignation d’un quartier privilégié, où habitaient nos anciens Chartrains, affranchis par un rachat de la servitude de nos Comtes. Cette désignation populaire, qui n’eut cours qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, n’est pour nous qu’une épigramme lancée contre les habitants indigents, qui toujours durent habiter ce quartier populeux ; c’est ainsi que ce nom de Francs-Bourgeois, donné à leur rue, désigne simplement des citoyens pauvres, exempts de payer aucunes taxes féodales, vu leur misère !
Alors ils étaient les égaux des bourgeois affranchis ! Il est facile de remarquer que tout ce quartier ne contient que de petites propriétés et de peu de valeur. Il serait même téméraire d’assurer qu’il s’y trouvât une maison antérieure au XVIe siècle : je serais plutôt tenté d’affirmer que cette rue doit son appellation de Francs-Bourgeois, à la même cause qui fit donner le même nom à une rue sise à Paris au Marais1, attendu que la nôtre possédait aussi l’Hôpital général des Pauvres, qui existait entre le pont du Massacre et le moulin de la Brèche, sur l’emplacement de sept maisons comprises entre cet espace.

Pour terminer cet article au sujet des fouilles de la rue de la Brèche, nous pensons qu’il ne suffit pas d’avoir assigné aux objets trouvés, une place au Musée ; nous croyons qu’il est encore du devoir et dans les attributions de la Société, de faire placer une plaque indicative, au lieu où se trouve l’Aqueduc-Cloaque, en désignant la profondeur où il se rencontre, afin qu’il soit plus facile dans l’avenir, de retrouver ce travail gallo-romain2, dont nous pensons avoir découvert un tronçon dans les fouilles opérées pour l’édification de la prison départementale, et qui s’aperçoit sous la lettre A, et faisant une ligne parallèle avec la rue des Lisses, dans le Plan de Chartres en 1750, publié par notre Société.

 

[1] Cette porte était située en face l’endroit de la rivière appelé le Vieux-Trou. Là existait un pont en pierre avec un déversoir ; la porte Imboust fut démolie en 1753.
[2] Doyen, Hist. de Chartres,  t. I, p. 23. Doublet de Boisthibault, Revue Archéologique, t. X, p. 215.

 

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