Une rivalité de mairies : Bû et Broué 1796

Le souvenir de l’époque où Bû fut chef-lieu de canton reste vivace aujourd’hui encore dans certains esprits. Dette prééminence, pour n’avoir été qu’éphémère – 10 ans – connut pourtant quelques vicissitudes. C’est sous le Directoire, en l’an IV (fin 1796) que surgit une contestation entre la commune de Broué et le bourg de Bû qu’elle prétendit, pour des raisons de bien commun, supplanter comme siège de chef-lieu de canton (1).

De même que le système métrique normalisa les différents poids et mesures dans le royaume, de même peut-on dire que la création des départements, par le décret du 15 janvier 1790, unifia les différentes divisions administratives du territoire. Prenons Bû pour exemple, qui sous l’Ancien Régime ressortissait de Montfort-l’Amaury et secondairement de Dreux pour la justice, à l’ecclésiatique le doyenné était à Mantes tandis que les réunions ordinaires du clergé se faisaient à Rouvres. Pour notre département l’organisation intérieure en districts et cantons s’est faite à Chartres le 23 février 1790, il y eut alors 6 districts et 40 cantons comprenant 462 paroisses. Bû se trouva être un des 6 chefs-lieu de canton au district de Dreux avec Anet, Dreux, Nogent-le-Roi, Le Tremblay et Saint-Lubin-des–Joncherets.

Ce canton englobait 16 paroisses (2), il faut reconnaître à cette unité administrative une certaine homogénéité sur le plan de la géographie physique : un secteur composé uniquement de villages de plaine. Pourquoi 40 cantons ? pour que chaque village ne soit pas éloigné de plus de 10 kilomètres de son chef-lieu.

Nous sommes donc à l’époque du Directoire, sur le plan départemental, par simplification les six districts avaient été supprimés et dans les communes il n’y avait plus de conseil municipal, excepté dans les grandes villes, seulement un agent et un adjoint remplissaient les fonctions à l’échelon de la commune. La réunion des agents de chaque commune formait le conseil municipal du canton qui élisait un président (3).

Les charges étaient gratuites, elles devinrent vite pesantes pour ceux des communes les plus éloignées. Bû, numériquement la commune la plus importante, ne remplissait pas une des conditions essentielles pour être chef–lieu de canton, ne pas être à plus d’un myriamètre des communes suffragantes. Trois lieues de mauvais chemins, l’incommodité de l’heure des réunions incita les agents géographiquement défavorisés à tenter une centralisation qui leur paraissait plus judicieuse.

Plus que deux factions deux hommes se trouvèrent en présence, Chesnel, (4) juge de paix, avait été nommé par le Directoire Commissaire près le canton, pour veiller à la bonne exécution des lois. Chesnel tiendra pour Bû chef-lieu de canton. En face lui le partisan de Broué, Gillibert, (5) ex-curé de Boutigny, adjoint à l’agent de cette commune qui, au cours d’une séance décisive de cette affaire se substitua à Chesnel dans les fonctions de commissaire, c’était le 20 fructidor an IV (6 septembre 1796).
Il est d’abord constaté que le président du conseil municipal du canton, l’agent et l’adjoint (6), tous trois de Bû, ont donné leur démission le 13 fructidor (30 août) après avoir été quatre mois sans paraître aux séances. Deux autres citoyens, Claye et Coricon, de Bû, ont refusé l’offre qui leur a été faite de remplacer l’agent et l’adjoint « et d’ailleurs aucune personne de Bû ne veut occuper ces emplois ». Gillibert présente Bû comme un lieu très défavorable au rassemblement, il fait remarquer en outre que Broué offre un local plus avantageux tant aux administrateurs qu’aux administrés, et notre commissaire provisoire d’aller vite en besogne, il propose que le compte rendu de cette séance soit adressé au Département avec invitation à le soumettre au Corps législatif des Cinq-Cents.

Le 27 fructidor an IV (13 septembre 1796) Chesnel tente de se justifier devant l’Administration départementale, il est bon de l’entendre, c’est un homme qui suit les courants d’idées et sait ce qui se dit à Paris, en même temps qu’il reste sensible aux griefs portés contre sa personne et sa commune : « tout paraît extraordinaire, et cependant parait être fait à la main d’après ce qui se passe à Paris : en effet depuis quelque temps un bruit se répand que le Gouvernement va changer et revenir comme ci-devant, de manière qu’on essaye à désorganiser les administrations, soit en demandant leur changement, soit que plusieurs secrétaires et employés donnent leur démission, tel est du moins ce qui se passe à cette administration et dans celles qui nous avoisinent et l’ennemi de la paix triomphe.
Ces arrêtés dictés par le citoyen Gillibert, ex-curé et adjoint de l’agent de Boutigny me force de dire que depuis longtemps il tourmente cette administration au point qu’on lui a dit qu’il désunissait les agents et empêchait qu’ils délibèrent suivant leur intention. » Puis il dénonce le mobile de la démission des trois fonctionnaires de Bû qui n’est autre que la pression toujours du même Gillibert exercée en faveur de l’emprunt forcé.

Quatre jours après ce courrier, le 1er jour complémentaire an IV (17 septembre 1796) Jean-Denis Girard et Michel Coricon qui avaient accepté les charges municipales rendaient compte, eux aussi, de la séance du 20 fructidor au Directoire du département : « les conclusions sont toujours de Gillibert-d’Espagnac, commissaire pour absence », ils parlent des « calomnies les plus atroces contre la commune de Bû, de faits faux et contradictoires. Il y est dit que le caractère des habitants, leur esprit altier et dominant met sans cesse les administrations en opposition avec eux et les exposent même à des insultes ». Puis se place un plaidoyer en faveur de la prééminence de Bû par rapport à toutes les autres communes. Nous avons sur le même schéma, sans date mais rédigées plus tard et envoyées au Conseil des Cinq-Cents les pétitions des communes d’Abondant, de Bû, d’Havelu et de Saint-Lubin-de-la-Haye appuyées de nombreuses signatures.

Le premier argument est tiré du peuplement plus important au nord dudit canton : « Bû : 1415, Abondant : 1 149 et Saint-Lubin-de-la-Haye : 623, soit 3187 habitants, ce qui représentait plus de la moitié de la population globale, en y joignant les proches communes nous arrivions aux trois quarts.
Le projet de rattacher Havelu, Marchezais et Serville à Bû a été envisagé puisque ces villages sont dans ses portes.
Goussainville par sa position et celle de ses hameaux est plus à portée de Bû que de Broué.
Il n’y a d’éloigné de Bû que les trois petites communes de Saint-Projet, les Pinthiéres et Saint-Laurent-la-Gâtine. Et il doit exister un arrêté au département pris par en 1791 sur les demandes de ces deux communes et d’après les avis du district de Dreux et la municipalité de Bû portant qu’elles seraient réunies au canton de Nogent.
Car quant aux autres communes : Germainville, Broué et Champagne elles ne sont distantes de Bû que d’une lieue.
Il ne reste donc que les communes de Boutigny et Prouais, peu fortes en population qui ne sont pas même si éloignées de Bû que certains hameaux de Saint-Lubin et d’Abondant qui étaient distants de Bû de deux lieues et demy, se trouveraient à trois lieues et demy de Broué.

La vraie position du chef-lieu du canton est donc dans la commune de Bû. »

Puis pour finir l’argument décisif devant des administrateurs : l’illégalité du vote : nos deux représentants de Bû essaient de convaincre leur monde que le Président de l’assemblée, Aulet, bien qu’agent de Boutigny n’avait pas droit de vote, nous regretterons pour être convaincus que la liste des votants ne nous ait été transmise.

Dans les pétitions communales les mêmes arguments sont repris au point qu’il y a tout lieu de croire qu’elles sortent de la même officine,

Bû a deux marchés, des auberges… les gens d’Abondant n’hésitent pas à traiter de paresseux les agents de Saint Projet, Saint-Laurent et des Pinthières ; Havelu propose même que du canton de Bû soient exclues les communes de Broué et au delà, la population et le commerce peuvent se suffire sans elles.

Le désir de la plupart c’est que la population soit consultée avant de prendre la décision « nous vous prions de renvoyer le tout aux assemblées (primaires) prochaines c’est ce que nous espérons de votre justice ».

Après une mûre réflexion, dans la séance du septidi 7 vendémiaire an V (28 septembre 1796) on décida de porter la requête devant l’Administration centrale du département d’Eure-et-Loir. Philippe-Laurent Egasse de Broué, suppléant du commissaire du Directoire exécutif, élu en remplacement de Chesnel qui s’était retiré de la séance et avait refusé de revenir prétextant une expertise à faire au presbytère de Marchezais et Jacques Lair, agent de Broué reçurent cette mission pour Chartres, à l’exposé des motifs du transfert étaient joints un plan de la région (7) et la carte de Cassini, pièces reproduites ci-contre.

Le 25 vendémiaire an V (16 octobre 1796) le Directoire de Chartres après avis favorable adoptait la translation du chef-lieu de canton et transmettait le dossier au Conseil des Cinq-Cents dès le lendemain.
Le ministre de l’Intérieur confia l’examen des pièces à une commission spéciale le 12 brumaire an V (2 novembre 1796) et le rapport fut proposé par Delahaye de la Sarthe au Corps législatif le 21 nivôse an V (12 janvier 1797). Le projet de résolution a été imprimé, trois lectures étaient prescrites, seule la première a été faite le 21 nivôse.

Sur ces entrefaits était arrivé à Paris un compte rendu de séance publique de l’administration municipale de Bû du 7 nivôse an V (27 décembre 1796). Pratiquement à la séance du 30 frimaire (20 décembre) un membre avait pris un arrêté pour que la tenue de l’assemblée primaire du canton de Bû se tint dans la commune de Bû. Mais « l’administration devait consulter le vœu de la majeure partie de ses membres », « Après de longs débats et de vives discussions » le dépouillement des tableaux permit de prendre une délibération définitive, cinq suffrages furent exprimés pour la commune de Broué et huit pour celle de Bû.

Sur le projet de résolution imprimé une note manuscrite a été portée qu’il suffira de transcrire pour conclusion, cependant elle ne nous donnera pas les raisons qui laissèrent notre administration dans le statu quo. « Les communes pétitionnaires devant être revenues de leur demande, et la députation ayant désiré que cette affaire n’eut point de suite la 2ᵉ lecture n’a point eu lieu et le rapporteur a laissé provisoirement cette affaire en suspens. »

Le canton de Bû subsista tel que nous l’avons décrit jusqu’à l’arrêté consulaire du 29 fructidor an IX (16 septembre 1801), à ce moment le nombre des cantons tomba de 40 à 24. Depuis ce jour Boutigny avec Saint-Projet, Les Pinthières et Saint-Laurent-la-Gâtine rejoignirent Nogent-le-Roi, Germainville et la Chapelle-Forainvilliers furent rattachées à Dreux et les dix autres communes furent incluses au canton d’Anet déjà existant, ce qui à nouveau donna lieu à bien des récriminations, car la ville d’Anet, elle aussi, est située en lisière de sa circonscription et même contiguë au département d’Eure,

Bû, le 16 janvier 1964. Pierre Bizeau.


  1. Léon Moreau, dans sa monographie sur Broué, publiée en 1903, n’a pas connu cette rivalité, du reste peu d’historiens locaux ont saisi les rouages de l’Administration communale sous le Directoire, Les archives communales en ont gardé peu de traces. La source essentielle de ce travail reste un dossier du Fonds de la Secrétairie d’État – Ministère de l’Intérieur aux Archives Nationales. AF III. 105.
  2. Bû, Abondant, Boutigny, Broué, Champagne, La Chapelle–Forainvilliers, Germainville, Goussainville, Havelu, Marchezais, Les Pinthières, Prouais, Saint-Laurent-la-Gâtine, Saint-Lubin, Saint-Sulpice-de-la-Haye et Saint-Projet (commune rattachée à celle de Boutigny en 1846).
  3. Cf. Jusselin (Maurice), L’Administration du département d’Eure-et-Loir pendant la Révolution, Chartres, 1935. In-8°, p. 137 ss.
  4. Chesnel (Georges-François) né à Lonlay (Orne) le, décédé à Bû, le 5 janvier 1823.
  5. Gillibert (Pierre-Joseph-Marguerite) né le 12 septembre 1747, à Brives, (Corrèze), décédé le 4 octobre 1818, à Dannemarie, canton d’Houdan (Seine-et-Oise). Il est appelé de Gillibert où Gillibert-d’Espagnac, en raison de sa mère née Puimarets-d’Espagnac, il était neveu et filleul de Pierre-Joseph Sahuguet-d’Amarzit, de la même famille que le 51° abbé de Coulombs Léonard (1761-1781).
  6. Le Président du conseil municipal du canton était Étienne Loiseau, l’Agent de Bû, Étienne Confais.
  7. Sont transcrits ici les noms des signataires du plan annexé au dossier avec indication de leur fonction :
    Eustache, adjoint d’Abondant.
    Hervé.
    Fessard (Antoine), agent de Goussainville,
    Aulet (Jean), agent de Boutigny.
    Laire (Jacques), agent de Broué.
    Dejohannes (François), agent des Pinthières.
    Bonnet (Augustin), agent de Saint-Projet (signe avec la marque maçonnique).
    Anceaume, agent de La Chapelle-Forainvilliers.
    Egasse (Philippe-Laurent) commissaire pour absence (adjoint de Champagne).
    Marchand (Gabriel), agent de Marchezais.
    Angiboust (Pierre), agent de Serville.
    Gillibert (Pierre), adjoint de Boutigny.
    Desfonds (Pierre), président par intérim (agent de Prouais).

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