Une lettre de Pétion à Brissot (1787, 6 février)

Les lettres missives se perdent au cours des temps ; celles qui par hasard subsistent sont recueillies non pas seulement en tant qu’autographes, mais surtout parce qu’elles sont une mine de renseignements utiles aux historiens. Elles nous mettent en contact avec des faits qui par ailleurs sont de date incertaine ou restaient inconnus. Mais dès l’abord, l’information qu’elles procurent ne se révèle pas. Ce sont des allusions à première vue si peu claires qu’il faut, pour les comprendre, avoir vécu dans l’intimité (1) des correspondants, ou bien connaître d’assez près l’histoire du temps.

La lettre suivante, écrite par Pétion de Villeneuve à Brissot de Warville (2) le 6 février 1787, nous instruit sur l’activité politique au Palais-Royal de l’entourage de Louis-Philippe-Joseph, duc de Chartres, puis d’Orléans (1785), futur Philippe-Égalité (3).

« Mon ami, j’ai lu avec satisfaction la lettre de M. le Marquis du Crest et la tienne, mais je crains que ces lettres ne soient reçues avec froideur des membres du comité ou au moins de plusieurs. La Société littéraire étoit pour eux l’amorce la plus séduisante. L’amour-propre l’emportoit sur l’amour de l’humanité et peut-être verront-ils dans la remise qui est faite de l’établissement littéraire, une manière adroite et honnête de l’éluder et de ne point fonder cet établissement. Ils étoient d’ailleurs tellement persuadé [s] que le Palais royal seconderoit leurs vues, qu’ils auront de la peine à concevoir un pareil retard. Ajoute que le projet avoit transpiré dans le public et qu’ils se trouveront piqués d’un délai qu’ils regarderont comme un refus.

Au reste, sois persuadé que je n’épargnerai rien pour ramener les esprits.

Je vais convoquer demain une assemblée.

Je suis bien aise que tu m’aies désigné pour un des membres de la société gallo-américaine.
Je n’entends point parler de Desauger.

Tout à toi.

Pétion de Villeneuve.»

Chartres le 6 février 1787.

[Adresse].

A Monsieur, Monsieur Brissot de Warville, secrétaire général de la chancellerie de Mgr le duc d’Orléans. A Paris.

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Le 22 février 1787 Louis XVI ouvrit à Versailles l’Assemblée des notables en disant à ses membres : « Messieurs, je vous ai choisis dans les différents ordres de l’État, et je vous ai assemblés autour de moi, pour vous faire part de mes projets ». Des projets pour la réforme de l’État, tout le monde en faisait alors et particulièrement au Palais-Royal, sous l’impulsion de deux hommes animés du même désir de faire prévaloir leurs idées : du Crest et Brissot.

Charles-Louis, marquis du Crest (1747-1824), économiste, chancelier du duc d’Orléans, devait son élévation à sa sœur Stéphanie-Félicité du Crest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis (1746-1830), dame d’honneur de la duchesse de Chartres en 1770, gouvernante de ses filles (1777), un certain temps amie du père, puis « gouverneur » de ses fils (1782), au nombre desquels était le futur roi Louis-Philippe Ier, Les Mémoires qu’elle publia en 1825 restent une source historique.

Marie-Catherine-Félicité Dupont avait épousé Brissot le 17 Septembre 1782 (4). D’abord dame de compagnie de Mme de Genlis, elle abandonna sa charge mais sut conserver la protection de l’amie du prince et contribuer à faire entrer son mari dans les services du Palais-Royal. Celui-ci, collaborateur de du Crest, devint secrétaire général de la chancellerie ducale. :

Le parti d’Orléans avait beau jeu, en face des velléités de l’autorité royale, pour mener une action parallèle; Le duc étant l’homme le plus riche de France, les frais de propagande étaient assurés. Il importe toutefois que les plans les plus subversifs ne soient pas poursuivis à découvert mais se présentent sous des apparences ne suscitant aucune défiance. Du Crest et ses amis ne l’ignoraient pas.

Aucun lieu n’est plus propice à l’insinuation d’idées préconçues qu’un « salon où l’on cause ». Dans une telle ambiance, un animateur habile peut entraîner la discussion bien au-delà des propos que l’on s’attendait à échanger et faire qu’il ne soit plus question que des affaires publiques. Ainsi naquit au Palais-Royal le projet de créer des Sociétés littéraires et Pétion à Chartres assuma cette charge. Cette lettre prouve que ce fut un échec. Bons élèves du collège Pocquet, tous plus ou moins férus d’écrire, les membres du comité, sans voir plus loin, ne songeaient qu’à la littérature et à l’occasion qui s’offrait de mettre leurs productions en valeur : « L’amour-propre l’emportait sur l’amour de l’humanité » écrit Pétion, cet amour de l’humanité impliquant une action politique Du Crest et Brissot mirent Pétion dans l’embarras en lui signifiant qu’un tel établissement d’écrivains amateurs n’offrait pas d’intérêt, puisque ses tendances prouvaient qu’il ne serait pas l’instrument de leurs desseins. Ils pensèrent être mieux servis en patronnant la création de Sociétés philanthropiques.

Le « Prospectus de la Société philanthropique de Chartres », sorti des presses de Michel Deshayes, porte un permis d’imprimer en date du 3 avril 1787 soit de deux mois postérieur à la lettre de Pétion. Parmi les commissaires chargés de l’organisation figurait « Pétion de Villeneuve, avocat », à côté d’Asselin, lieutenant-général et de Bouvet-Jourdan, futur député à l’Assemblée constituante. Dès la première page du prospectus, le patronage du duc de Chartres et d’Orléans est mis en évidence :

« Pour seconder nos vues et protéger notre entreprise, nous avons tourné nos regards vers un Prince humain, éclairé, protecteur né de cette ville, qui nous a fait les promesses les plus flatteuses de venir à notre secours et de nous honorer de ses bienfaits ».

La Société était créée pour « déraciner la mendicité ». Les mesures qu’elle entendait prendre pour y parvenir, résultaient d’une étude approfondie de la question. Il n’y aurait plus désormais de mendiants oisifs, tous, à l’exception des infirmes, devraient s’adonner à un travail rémunérateur que la Société leur procurerait (5). Toutes les ressources jusqu’alors employées pour secourir les malheureux, jointes aux dons, aux cotisations des sociétaires (24 livres par an) formeraient une seule caisse et la Société disposerait seule de ce fonds. Avec l’aide des curés, les véritables indigents seraient recensés; ainsi, dit le prospectus, « la Société tiendra sous sa direction tous les malheureux; elle les fera mouvoir par une volonté unique; elle apposera à ses charités des conditions auxquelles ils seront forcés de souscrire ». On entrevoit qu’en temps de troubles, la foule de ces deshérités mis en tutelle pouvait devenir une masse de manœuvre efficace, et l’on ne manquera pas, plus tard, d’accuser le parti d’Orléans de s’en être servi.

A cette question de la mendicité des projets plus grandioses sont rattachés. Disposant du produit des libéralités accumulées en une caisse commune,

« La Société serait dans le cas de faire de grandes choses. — Les premiers succès conduiraient à d’autres et qui sait jusqu’à quel degré le bonheur public peut être porté par des administrateurs sages. »

Si la prospérité règne, la pauvreté disparaît. Or au point de vue économique Chartres est dans une situation critique; il est temps de prendre des mesures pour relever son industrie, son commerce. La Société ne négligera aucun des moyens qui pourront y contribuer, en outre :

« elle fera part aux habitants des campagnes voisines des procédés nouveaux qui leur donneraient des récoltes plus abondantes, qui garantiraient leur blé de la nielle, leurs troupeaux des maladies, elle les instruira sur la manière d’obtenir de leurs moutons des laines plus belles, plus fines, plus recherchées dans les manufactures; si, par des voies de communication, par des débouchés avantageux, on peut procurer à la ville des denrées à meilleur prix et favoriser le commerce, la Société dressera des projets, des mémoires instructifs, qu’elle présentera au Corps municipal, et qu’elle fera appuyer du crédit du Prince, qui veut bien l’honorer de sa protection ».

Louis Philippe Joseph d’Orléans
(1747 – 1793)

Ces précisions sont la preuve que la Société philanthropique, sous les auspices du duc d’Orléans et en faveur de sa popularité, avait l’intention, non pas seulement d’éteindre le paupérisme, mais surtout de prendre l’initiative des réformes profitables à tous les membres du corps social.

La Société Gallo-américaine, à laquelle Pétion fait allusion, avait été fondée le 2 janvier 1787 par Brissot, Hector Saint-John de Crèvecœur, Étienne Clavière et Nicolas Bergasse. Brissot avait inscrit le nom de Pétion parmi ceux des vingt-quatre correspondants provinciaux. Se proposant d’abord d’établir des relations commerciales entre la France et les États-Unis, les dirigeants de cette Société, Clavière en particulier et son ami Brissot, assistés de l’américain Daniel Parker, négocièrent ensuite de vastes opérations financières, dont la réussite leur aurait procuré d’importants bénéfices (6).

Quant au « Desauger » dont Pétion n’a point de nouvelles, c’est peut-être le compositeur Marie-Antoine Desaugiers (1712-1793) (7), qui fit preuve d’attachement aux idées révolutionnaires.

19 janvier 1963. Maurice JUSSELIN.


[anchor id=”notes”]Notes[/anchor]

  1. Par exemple nous lisons dans une lettre de Marceau écrite le 19 septembre 1794 à Constantin Maugars, après une victoire : « Il ne manquait que toi, cher ami. La fête était complète et nous marchions ferme ensemble dans le chemin de Bazanco-Terentété.»
  2. Ouarville, sur Lèves.
  3. Guillotiné le 6 novembre 1793.
  4. Le musée de Chartres conserve son portrait (inventaire. 6077, aq. 64).
  5. Des ateliers de charité seront créés.
  6. Cf. Mémoires de la Société archéologique d’ Eure-et-Loir, t. XX, 4° trimestre 1954, PP: 147-155.
  7. Père du chansonnier et vaudevilliste Marie-Antoine-Madeleine Desaugiers (1772-1827).

© Société Archéologique d’Eure-et-Loir (SAEL), HL n°11, 1963.

Portrait. Maurice Jusselin, son vélo, son chien ? Collection médiathèque l’Apostrophe”, cote “280856201_JUS2_00341”.

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