L’aménagement des entrées de la ville de Chartres 1790-1832 -3 ème partie-
Premiers contretemps.
Respecter les normes de construction prévues par le projet Morin entraînait pour les acquéreurs une dépense assez considérable. Certains d’entre eux n’y avaient peut-être pas suffisamment réfléchi. C’est pourquoi les travaux traîneront en longueur, la plupart des lots étant d’ailleurs revendus par leurs premiers acquéreurs. En outre, la belle unité rêvée par Morin subira pas mal d’outrages.
Dès avril 1794, un certain Duchesne-Galoux présente un contre-projet d’élévation « qui remplis les vœux des citoyen acquéreur pour la grande solidité et l’économie ». En décembre, ce projet est adopté par la district qui, par la loi du 24 août 1793 s’est vu confier la tutelle administrative des communes.
Un nommé Dupuy, acquéreur du lot attribué à Mirey, se hâta de profiter de cette autorisation si bien qu’en mai 1795, sa construction étant achevée, le Conseil général de la commune ne put qu’entériner le fait et se contenter d’émettre un vœu pieux pour que, lorsque le bâtiment aurait besoin d’être réparé, il y eût lieu de se conformer strictement au plan général de décoration.
Le citoyen Maréchal eut moins de chance. Il avait acquis de son premier adjudicataire un des lots occupés aujourd’hui par les magasins du « Printemps ». Dès septembre 1794, un arrêté ordonna la suspension des travaux de sa bâtisse, jugée non conforme au plan de décoration, et lorsqu’en décembre 1804 le Conseil accepta certains accommodements « de manière à diminuer assez la dépense pour qu’il ne reste aux acquéreurs des emplacements aucune raison de différer plus longtemps des constructions qui devraient être achevées depuis plusieurs années », il fut bien précisé que cette disposition n’était pas applicable au citoyen Maréchal, qui était « tenu d’exécuter les jugements qui l’avaient condamné à rendre sa maison régulière ». Il ne dut pas obtempérer puisqu’en 1817, même mise en demeure fut faite à ses successeurs qui, finalement, s’inclinèrent, En effet, sur les photos anciennes, cet immeuble apparaît conforme au plan primitif.
En septembre 1800, autorisation fut donnée au maire de poursuivre un certain nombre d’acquéreurs coupables de non-exécution de leurs engagements, poursuite sans grand effet. Étaient visés, outre Maréchal, pour la raison que l’on vient d’évoquer, Morin lui-même, qui n’avait pas commencé à construire sur son propre lot et tous les acquéreurs du côté gauche de la porte.
En 1807, le Conseil municipal accepta d’accorder permission à un nommé Coquard, acquéreur du lot attribué à Morin (avant-corps voisin de l’hôtel de France) d’apporter des modifications au plan de construction.
On pourrait croire que l’esprit de compréhension dont faisait preuve le Conseil allait hâter l’achèvement de l’entreprise. Il n’en était rien puisqu’en 1823 les constructions du côté gauche de la place n’allaient pas plus loin que l’actuel Crédit Lyonnais.
Il est vrai que tout se conjuguait pour contrarier les projets de la municipalité. Un plan accompagnant un rapport adressé au gouvernement le 22 novembre 1818 nous permet de bien comprendre la situation :
« la couleur jaune indique l’ancien état des lieux, la couleur rouge l’état actuel.
- « L’entrée de la ville dite Porte des Épars est au point n° 1. En avant se trouvait autrefois un éperon n° 2 lequel se prolongeait à droite.
- Au n° 3 était le mur de circonvallation de l’éperon. Adossé extérieurement au mur il y avait (n° 4) un vaste appentis destiné à loger les baraques de la foire de Mai.
- Au n° 5 était un fossé entre la promenade dite Saint-Michel et l’appentis ci-dessus qui servait à conduire les eaux de la place dans les fossés Saint-Michel (n° 6).
- Au n° 7 se trouve la promenade dite Butte Saint-Michel qui communique extérieurement de la porte Saint-Michel à la porte des Épars.
- Au n° 8 était le cimetière Saint-Thomas pour la paroisse Saint-Saturnin.
- Au n° 9 la grande route d’Orléans.
- Au n° 10 existe encore la grande route d’Espagne.
« L’éperon ayant été démoli et le terrain nivelé, on voulut donner à la place des Épars (lettre A), une forme à peu près régulière et rendre directe l’entrée de la ville qui obliquait à droite.
« On adjugea au 5 avril 1793, à droite et à gauche, des terrains à la charge de construire suivant un plan donné et, pour établir de la symétrie entre l’une et l’autre construction, on résolut de faire prolonger les bâtiments de gauche à travers la promenade Saint-Michel, jusque dans le cimetière de Saint-Thomas, sauf à donner une autre direction à cette promenade et à la faire aboutir sur la place au point F, de manière que les bâtiments de gauche eussent le même développement que ceux de droite…
« Quelque temps après cette adjudication, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, voulant donner à la route d’Orléans sur ce point un cours plus direct, sans prendre en considération les plans arrêtés par la ville, ni les clauses de l’adjudication précitée, tracèrent cette route dans la direction indiquée par le talus G et par la ligne H, de sorte qu’ils s’emparèrent non seulement de tout le terrain destiné à prolonger la promenade Saint-Michel au point F mais qu’ils anticipèrent de plusieurs pieds sur le terrain E, aliéné à charge de construction.
« Les adjudicataires des terrains à droite de la porte des Épars ont rempli leurs obligations.
« À gauche, les adjudicataires des terrains B ont également bâti conformément au plan, mais celui de la portion GC ne veut pas construire avant que les adjudicataires des portions D et E ne se mettent en construction parce qu’une des clauses d’adjudication porte que ces bâtiments seront élevés simultanément jusqu’à la plinthe et que l’état d’insolvabilité notoire dans lequel se trouve le propriétaire de la portion D, femme veuve et âgée, rend toute poursuite contre elle illusoire.
« En outre, si dans l’état actuel des choses, l’adjudicataire de la portion E remplissait ses obligations et se mettait en construction selon les clauses de l’adjudication, non seulement il anticiperait sur la route d’Orléans, mais il intercepterait toute communication entre la promenade Saint-Michel et la place des Épars.
« L’acquisition des terrains D et E pour laquelle on demande autorisation tend donc 1° à laisser à la route d’Orléans toute sa largeur, 20 à établir une communication directe entre la promenade Saint-Michel et la place des Épars, 30 à retirer la portion D d’entre les mains d’un propriétaire insolvable et hors d’état de remplir les clauses de son adjudication, sauf à la Commune de proposer ultérieurement l’emploi de ce terrain et de la portion de celui E qui restera disponible, prélèvement fait de ce qui sera nécessaire pour construire la prolongation de la promenade Saint-Michel ». Satisfaction fut donnée à la ville et, le 8 janvier 1823, Étienne Morin, fils de Laurent, qui avait acheté peu auparavant le lot désormais frappé de servitude, le céda à la ville et acquit en échange celui que les héritiers Damoiseau avaient laissé plus de trente ans dans l’attente de sa destination. Morin s’engageait à y «construire dans le délai de quatre ans un pavillon en tout semblable à celui de la veuve et des enfants Coquard ».
Mais Laurent Morin devait être trahi même par son fils. Le 19 juillet 1824, l’architecte voyer Damars, qui surveillait les travaux, consigna en un procès-verbal de nombreuses malfaçons, signalant en particulier que « la façade s’élève déjà de sept mètres environ, qu’elle est construite en pierre de Berchères dans la hauteur du rez-de-chaussée et en pierre de Saint-Leu dans la partie supérieure, mais sur son parement seulement et sur une très faible épaisseur; que le derrière est rempli en maçonnerie de silex, tellement que le revêtement en pierre n’est autre chose qu’un collage de quelques pouces d’épaisseur qui n’est soutenu par aucun parpaing ni boutisse; que les claveaux de fermeture en platesbandes des baies et surtout de la principale n’ont pas plus d’épaisseur que les faibles carreaux qui couvrent tout le reste de la façade et qu’ils n’ont que 25 à 27 cm de hauteur de sorte que ces plates-bandes ont à peine assez de solidité pour soutenir leur propre poids sans autre charge; que cette maçonnerie est faite avec une espèce de mortier bâtard dont le plâtre est la base, ce qui est bien tolérable pour la maçonnerie de moellon quand elle n’est pas à L’humidité, mais ce qui n’est pas praticable pour la pose de la pierre, ainsi que nous l’enseignent les meilleurs maîtres ».
L’examen de la façade de la pâtisserie Gerbet qui occupe aujourd’hui cet immeuble montre en effet une exécution beaucoup moins soignée que celle du pavillon qui lui est symétrique.
L’immeuble voisin (pharmacie Couvert) dut être édifié peu de temps après puisque le propriétaire du lot — un nommé Lemarié — n’avait plus désormais aucune raison de différer ses obligations.
Depuis l’époque où le corps de ville de l’Ancien Régime avait demandé à Laurent Morin d’étudier l’aménagement de la place des Épars jusqu’à l’achèvement de ces travaux, il s’était écoulé plus de quarante-cinq ans. Encore, la réalisation était-elle peu conforme aux projets de l’architecte. Seuls les pavillons d’angle et les avant-corps respectaient leurs grandes lignes, mais avaient pris quelques libertés avec les détails, les matériaux et le soin de l’exécution. L’hôtel de France ne respecte ni le style, ni les cotes d’élévation (en dépit de ce qui apparaît sur la vue cavalière exécutée par Deroy en 1850) et l’autre extrémité du projet reste à jamais ajournée par le diktat des Ponts et Chaussées. En 1874, le propriétaire de l’hôtel de France sollicita l’autorisation de surélever partiellement son bâtiment d’un étage. L’autorisation fut accordée, mais le projet ne fut pas réalisé.
Il faut ici rappeler l’anecdote rapportée par Lecocq dans l’’Astrologue de la Beauce et du Perche pour 1876 : les statues des douze apôtres qui ornaient la nef de la cathédrale, ainsi que celles enlevées par Sainsot au portail Nord, et qui avaient servi à la décoration de la Montagne républicaine élevée sur la butte des Barricades, furent, en mai 1796, « en partie décapitées, puis placées horizontalement au fond d’une tranchée, afin de servir de fondations à une maison que faisait alors bâtir un grand patriote, le sieur Sainsot, vis-à-vis la défunte Montagne; cette maison remplacée par une nouvelle construction édifiée sur les anciens fondements, est sise boulevard Sainte-Foy n° 2 ».
Répétons que Sainsot était l’acquéreur du lot n° 7 vendu le 5 avril 1793 et qui est occupé aujourd’hui par un des bâtiments de l’hôtel de France. Cette anecdote apporte un complément à l’étude publiée par M. Jean Villette dans les Mémoires de la Société archéologique, tome XXV, p. 137.
La fin de la porte des Épars.
Dans la rue que nous nommons Delacroix, seul le côté est était fidèle au plan arrêté. Le projet de décoration nouvelle de la porte avait fait place à sa suppression pure et simple lorsque fut connu, en 1804, la décision de déclasser Chartres, c’est-à-dire de ne plus compter cette ville au nombre des places fortes.
Le 26 décembre 1806, le Conseil municipal, « considérant que par le règlement du budget de 1806, le gouvernement n’a pas accordé les fonds demandés pour réparation et entretien des portes et clôtures de la ville, que cette circonstance ne permettant plus d’y faire aucuns travaux il est urgent de remédier aux inconvénients qui peuvent résulter des dégradations actuelles, que la porte des Épars surtout est dans le plus mauvais état ct qu’il y a lieu de craindre que quelques pierres détachées ne blessent les passants, où ne nuisent par leur chute aux habitations particulières ;
« considérant en outre que le projet d’abattre cette porte existe depuis longtemps, attendu que son ouverture est trop étroite, surtout les jours de marché, pour donner aux voitures un libre passage et une circulation facile et que dans le cas où la ville n’aurait pas cessé d’être close, cette porte devait être reportée à l’encoignure des maisons construites à gauche et à droite sur la place des Barricades;
« arrête que la porte des Épars sera démolie, autorise M. le Maire à vendre les matériaux sur place aux enchères comme mobilier communal, aux conditions qu’il jugera les plus convenables, pour le prix en provenant être appliqué aux dépenses de la bibliothèque, le tout sauf l’approbation de M. le Préfet auquel le présent sera adressé à cet effet ».
Les travaux de démolition furent adjugés à Charles-Henry Chasles, père du futur maire de Chartres, moyennant 966 F.
L’emplacement occupé par le pied-droit du côté nord était depuis longtemps réclamé par Dupuis mais, de l’autre côté, le terrain resta encombré par la ruine jusqu’en 1821. Deux ans auparavant, la ville avait fait établir par son agent voyer un devis estimatif des travaux à exécuter pour ravaler l’about de la muraille et le camoufler derrière une façade postiche. Ce devis montait à 860 F. Aussi, le 8 août 1821, les conseillers furent tout heureux d’aliéner ce terrain pour la somme de 30,48 F au sieur Cailleteau, orfèvre, qui s’engageait à construire en cet endroit en se conformant au plan.
En faisant le tour de la place.
Les autres constructions qui bordent la place des Épars ne résultent pas — c’est évident — d’un plan concerté. Certaines d’ailleurs sont antérieures à la Révolution. C’est le cas de l’hôtel du Grand Monarque, visible — avec cette enseigne — sur une gravure de Sergent exécutée vers 1784 et, vraisemblablement, des deux maisons situées entre le Grand-Faubourg et la rue G.-Péri.
Le Grand Monarque, très belle construction de style Louis XVI, s’embellit intérieurement des boiseries enlevées au château de Ver, vendu comme bien national en frimaire an II. Jusqu’au début de ce siècle, son entrée monumentale constitua un passage pour les voitures qui pouvaient ainsi pénétrer dans sa cour intérieure.
La disposition était la même pour l’auberge des Trois-Mages, devenue gendarmerie en 1822. Les écuries du fond de la cour furent démolies et remplacées par le corps principal actuel entre 1852 et 1857, puis les trois autres corps de bâtiment firent place aux deux ailes actuelles.
L’hôtel du Duc de Chartres, tombé sous la pioche du démolisseur en mars 1976, avait été élevé vers 1830. Sa façade présentait une décoration néo-classique assez sobre qui fut supprimée entre les deux guerres. L’opposition n’en devint que plus grande avec l’exubérance néo-renaissance des immeubles voisins qui, vers 1885, avaient remplacé de modestes maisonnettes.
Vers 1930, l’hôtel des Postes, œuvre du Chartrain Raoul Brandon, prix de Rome, est venu fermer l’ovale de la place d’une manière originale sinon incontestée.
Quant à l’aménagement de la place elle-même, il se fit en plusieurs étapes. La place fut pavée en grès en 1832. En 1846, le centre en fut relevé d’un peu plus d’un mètre et le pavage refait en prévision de l’érection de la statue de Marceau. En 1897, les trottoirs furent pavés, la chaussée macadamisée et la plate-forme sablée. Un projet, sans date, mais qui peut être de cette époque, avait prévu des plantations sur les trottoirs.
Telle qu’elle se présentait vers 1900, notre place des Épars méritait-elle que J.-K. Huysmans écrive hargneusement : « Son dégoût s’accrut de cette ville, de ses habitants, de ses avenues, de sa fameuse place des Épars qui joue au petit Versailles avec son cercle d’emphatiques hôtels et sa ridicule statue de Marceau » ? Et, pour avoir écrit cela, Huysmans méritait-il que des conseillers municipaux baptisent de son nom une rue de Chartres?
Il est vrai que, dès 1930, on avait permis que la construction du magasin des « Fabriques françaises » vienne remettre en cause l’œuvre si péniblement élaborée par les générations précédentes.
Roger JOLY
A suivre
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