Le pain bénit au XVIIIe siècle, entre Beauce et Perche

En 2008, La Société Archéologique d’Eure-et-Loir décerna un prix récompensant un ensemble de travaux concernant l’histoire du département et un nom s’imposa, celui de Yves Legrand, instituteur à Barjouville, sécrétaire général de la SAEL et historien du XVIIIe. Pour 2023, la SAEL a décidé de rééditer son ouvrage majeur, Le roman vrai des petites gens au XVIIIe siècle entre Beauce et Perche. Nous vous en diffuserons des extraits sous forme de billets réguliers.

Chapitre 1: Pratiques religieuses et culturelles
Le pain bénit

Du pain bénit au pain de la discorde

« Au commencement de l’Église tous les chrétiens qui assistaient au Saint Sacrifice y communiaient […] la dévotion s’estant refroidie, l’on s’est accoutumé d’assister aux mystères sacrés sans communier », si bien que seule une partie du pain et du vin qu’apportaient les fidèles fut consacrée. Le reste, sanctifié par une bénédiction particulière du prêtre, fut distribué à la fin de la messe à ceux qui n’avaient pas communié. Cet usage permettant d’entretenir la charité et l’union entre les paroissiens, l’on ordonna bientôt « que dans les paroisses les chefs de famille feroient tous les dimanches et grandes festes, chacun à son tour le pain bény et l’offriraient dans l’église à la grande messe au nom de tous les paroissiens ».

Une coutume devenue onéreuse

On lit dans l’Encyclopédie que « le goût du luxe s’étant glissé dans la pratique de la religion », il est devenu d’usage de remplacer le pain ordinaire donné à bénir par « un gâteau plus ou moins délicat […] », ce qui, pour les familles médiocres, entraîne des dépenses « qui seroient employées plus utilement pour de vrais besoins ».

Présentation du pain bénit

Le règlement établi le 21 septembre 1760 par l’assemblée paroissiale de Champseru stipule que

« le pain béni est présenté tous les dimanches et les festes solennel par les paroissiens. Ce sont les personnes du sexe qui le présente à l’autel et, en cas de malladie ou infirmité d’icelles c’est le bedeau qui y suplée vollontairement. Elles viennent avec un cierge allumé lequel elles ont soin, par avis de Monsieur le Curé, de faire bruller devant la bonne Vierge pendant le restant de la messe, cependant les maîtres de logis ou gens pour eux doivent le présenter personnellement. Quand quelqu’un refuse de faire le pain béni c’est aux gagers ou au procureur fiscal de l’entreprendre. L’usage est que le bedeau coupe le pain béni sur une table plassée devant l’autel de la Sainte Vierge et au particullier qui a le pain béni de fournir deux hommes au bedeau pour luy ayder à le couper. C’est ordinairement le bedeau qui distribue le pain béni et qui le donne d’abord à Monsieur le Curé, au seigneur, aux gagers de la fabrique, au gager de la confrérie des Trépassés, aux chantres et au sindic. Il n’est permis à personne des habitans d’envoyer quelqu’un pour faire l’office de bedeau »

La rotation des présentateurs n’est pas évoquée sans doute tant elle va de soi, au moins dans les paroisses rurales. Un gager, ou le bedeau, coupe les extrémités du pain, l’une pour le présentateur du jour, l’autre pour son successeur, pratiquement toujours son plus proche voisin au village.

Quelques particularités

À Champseru […]

À Dreux, paroisse Saint-Pierre, on trouve régulièrement en recettes des bénéfices faits sur les pains à bénir :

  • en 1717, vingt-six livres six sols, somme « qui est revenue au proffit de la fabrique des pains bénist pour les particuliers qui ont donné de l’argent à la fabrique à cet effet » ;
  • en 1740, vingt-deux livres six sols ;
  • en 1760, deux-cent neuf livres dix-sept sols six deniers « pour les quêtes de l’église y compris 8 livres 2 sols pour bénéfice sur le pain bény ». […]

À Poupry, il est d’usage « que tous ceux qui occupent plusieurs maisons habitables tant a titre de propriétaires qu’à titre de fermiers présentent autant de pains à bénir qu’ils occupent de maisons », tandis qu’à Francourville « toute personne qui change de demeure dans la paroisse est dispensée de porter le pain béni deux fois dans l’année de sa nouvelle demeure et obligée de la présenter toujours une fois quand il y a un an qu’elle ne l’a présenté la dernière fois ».

À Gas, en reconnaissance de son exactitude, l’assemblée paroissiale du 31 décembre 1769 décide d’exempter le maître d’école de la taille, des corvées et […] de la présentation du pain bénit. Preuve que le coût de cette offrande n’est pas négligeable à cette époque où un homme de peine ne gagne qu’environ 15 sols par journée de travail.

De la mauvaise volonté au refus

En 1713, à Epernon, « les habitans de cette ville qui font et présentent le pain béni le dimanche et feste sollennelle le font sy petit que la plus grande et saine partye des paroissiens n’ont point de pain béni ce qui cause un murmure continuel ». Le 4 juillet, au siège du bailliage de Saint-Thomas d’Épernon, il est donc ordonné sous peine de vingt-cinq livres d’amende au profit des pauvres qu’à l’avenir tous les pains bénits seront au moins « celui qui sera présenté en l’église de Saint Pierre du poids de dix livres et celuy présenté en l’église de Saint Jean de six livres et le tout de fleur de farine ». […]

À Guillonville où les assemblées de protestants réunissent soixante à quatre-vingts personnes, deux cents quand vient un pasteur, en 1772, « plusieurs habitans négligent de faire et présenter le pain béni les jours de dimanche et festes de sorte qu’il s’est trouvé plusieurs dimanches sans présentation de pain à bénir ; qu’il y en a aussi qui ozent présenter des pains à bénir de mauvaises farine et qui n’ont pas la forme qu’ils doivent avoir conformément aux règlemens et suivant l’usage des lieux ».
Il est enjoint aux paroissiens de rendre chacun leur tour un pain à bénir « de bonne farine blanche » et conforme à l’usage « à peine contre chacun des contrevenans de dix livres d’amande pour la première fois et de plus grande peine en cas de récidive ». […]

À Maintenon, sous peine de dix livres d’amende, les frères Jacques et Jean Ridet devront rendre le pain bénit « comme l’on a coutume de faire [et] faute par eux de se mettre en devoir de le rendre et le présenter », le procureur fiscal est autorisé à le rendre pour eux à leurs frais et dépens.
À Chartres, paroisse Sainte-Foy, « la demoiselle Radegonde de Kerhaies doit rendre le pain béni le dimanche suivant son refus, à quoy faire elle est contrainte jusqu’à la somme de six livres tant pour ledit pain à bénir que pour les frais qui seroient faits à [cette] occasion ».
Le 19 octobre 1769, le sieur Juffroy, notaire à Orgères-en-Beauce, s’obstine dans son refus en faisant appel de la sentence rendue au bailliage de Janville, « pour avoir été refusant de porter et faire présenter à deux différentes fois le pain béni en l’église dudit Orgères », sentence le condamnant à le présenter deux dimanches consécutifs et, en cas de non-exécution, autorisant les marguilliers « à le faire présenter à ses dépens jusqu’à concurrence de la somme de dix livres pour chaque pain béni ».

Querelles de préséance

Si bon gré mal gré, l’on admet que le pain bénit soit distribué « par distinction » au seigneur, la situation devient plus ambiguë, lorsqu’il s’agit de ses gens.

Église de Saint-Ouen Marchefroy

À Saint-Ouen, en 1770, « au mépris de l’usage ordinaire », « le marguillier Dablin aurait », selon messire Charles Lemoyne, seigneur de Marchefroy et autres lieux, « refusé de donner le pain bénit à ceux qui se trouvaient dans le banc dudit seigneur à savoir « le nommé Terrange, son concierge chargé de ses affaires et le nommé Boutrou, son fermier général ».
Venant d’être assigné devant « Nos seigneurs des requestes ordinaires de l’hostel du Roy », Dablin en appelle aux comparants à l’assemblée paroissiale du 1er avril qui, après avoir constitué procureur général et spécial, déclarent « qu’ils n’ont aucune connoissance que ledit Dablin ait manqué de donner le pain bény à ceux qui se trouvoient dans le banc seigneurial », et conviennent « qu’à l’avenir comme par le passé le pain bény sera donné en commençant par le sieur curé de la paroisse et le clergé et ensuite aux personnes qui se trouveront dans le banc seigneurial ». […]

Le 21 juin 1758, à l’audience ordinaire du bailliage de Janville, le lieutenant général maintient le seigneur de Cambray « dans le droit et possession où il est tant par luy que par ses auteurs d’avoir par distinction le pain béni qui se distribue dans l’église paroissiale de Germignonville immédiatement après le sieur curé et avant les chantres et toutes autres personnes qui ne se seront point revêtues de surplis et autres habits d’Église ».

En conséquence, le nommé Marchon, premier marguillier, est « au nom des marguilliers condamné à faire distribuer le pain béni audit seigneur en la manière sy dessus comme il a toujours été pratiqué […] et, pour le refus et insultes à luy faite a cette occasion le dimanche des Rameaux et les dimanches deux et neuf avril dernier ledit Marchon [est aussi condamné] envers ledit seigneur en dix livres de dommages intérêts et aux dépens taxés à la somme de douze livres quatorze sols ».
Mais, en définitive, c’est le bedeau qui devra « acquitter, garantir et indemniser ledit Marchon de la condamnation cy dessus prononcée ».
Malgré les ordres du premier marguillier, il avait refusé de distribuer le pain bénit au seigneur en disant « qu’il luy en donneroit s’il venoit à l’église le chercher à luy ». […]

Gestes d’humeur et malveillance

Scène de marché aux guenilles (1785)

Le 25 novembre 1749, Charles Auger, marchand charron, cause « un scandale afreux » au marché d’Épernon où est « grand monde assemblé ». Hors de lui, il gesticule en criant « qu’il vient de l’audiance et [que] les bougres de justiciers se sont bien entendus avec le foutu bougre de curé de Saint-Jean-Baptiste, [que] les bougres l’ont condamné en l’amande et à faire un gros pain bény parce qu’ils veulent de grosses parts et de gros morceaux ». Toutes ces imprécations sont assorties « de calomnies atroces et même d’injures aggravantes », que le curé n’ose pas répéter lors de son dépôt de plainte.[…]

À Chartres, le 27 février 1690, les paroissiens de l’église Saint-Hilaire sont « distraits des prières auxquelles ils estoient appliqués pendant le Saint Sacrifice » par la demoiselle du Carillon et le nommé Lescureau, gager, qui se disputent le chanteau. La première l’a pris sur la tablette pour le porter à sa fille, avant que le second se précipite pour le reprendre et le porter au sieur Troschon, dont ce sera le tour de rendre le pain bénit le dimanche à venir. […]

Tradition ou réel acte de foi ?

La dévotion des présentateurs du pain bénit se devine à la lecture d’inventaires après décès.

Le 17 mai 1731, chez François Cohon, laboureur à Brunelles, on trouve « une pelle à enfourner le pain à bénir et deux nappes à offrir le pain à bénir, l’une de toille blanche et l’autre de brin ».

Le 30 septembre 1752, chez Antoine Leroy, charretier à Barjouville, on note aussi « deux nappes à pain bénis dont une grande et l’autre petite estimées ensemble à six livres ».

Le 26 janvier 1756, chez Mathurin Panthou, fermier du seigneur de Montmureau, « une pelle à pain béni » est inventoriée avec un prie-dieu et trois livres « dont un bréviaire, un autre d’évangiles et l’autre du Service de la Semaine ».

Pour de nombreux fidèles, la présentation du pain bénit est une coutume dont ils ignorent l’origine, mais profondément enracinée, et qui demeure un geste de sociabilité auquel ils se dérobent rarement, par piété, superstition, souci du qu’en dira-t-on et crainte des sanctions.

Yves Legrand
La vie des petites gens au XVIIIe siècle, entre Beauce et Perche
Extraits issus du Chapitre 1, Pratiques religieuses et culturelles, section, Le pain bénit

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