La chanson de Chereau

CHANSON DU SIÈGE DE CHARTRES PAR HENRI IV EN 1591

    Des chansons furent composées, au XVIe siècle, sur presque tous les événements remarquables de notre histoire, Trois cents au moins sont conservées, mais beaucoup d’autres sont perdues. Elles étaient chantées sur un air connu, étaient copiées, passaient de main en main et leur vogue durait peu. Ce sont des chansons populaires, presque toujours œuvres de soldats. Reproduisant les impressions fugitives que la guerre et les luttes politiques faisaient naître, elles sont un témoignage historique à ne pas négliger. Les sentiments qu’elles expriment naïvement sont parfois passionnés, mais sincères; c’est un écho fidèle de l’esprit public du moment. Leurs auteurs n’ont aucune prétention littéraire; l’un d’eux, en 1590, termine son œuvre en disant :

« Celuy qu’entreprint composer
Geste chanson, je vous supplie,
Si n’est bien faicte, l’excuser,
Il n’entend rien à la poésie. »

    Nous connaissons de telles chansons consacrées à la bataille de Dreux (1562), au siège de Chartres en 1568, aux combats d’Auneau (1587) et la célèbre bataille d’Ivry, près de Dreux (1590) (1). Celle que nous publions aujourd’hui a pour sujet le siège de Chartres par Henri IV, du 10 février au 19 avril 1591, et est inédite. Nous en avons trouvé une copie contemporaine, sur quatre feuillets froissés, tachés et lacérés, parmi des reliques du passé ensevelies dans la poussière d’un grenier chartrain. Sur ses 180 vers répartis en trente strophes de six vers chacune, douze vers seulement manquent, là où le papier est déchiré. Celui qui l’a faite et qui la chantait sur un air créé l’année précédente pour un chant sur la bataille d’Ivry, a pris part aux événements. En effet, tandis que la plupart des pièces de ce genre sont anonymes, la nôtre nous avertit; en son dernier couplet, qu’elle fut composée par un soldat d’Henri IV, un trompette servant sous le maréchal de Biron. Il se nomme Chereau, se déclare « fort bon garçon, bon compaignon et bon trompette », et ne craint pas d’avouer son faible pour la bouteille, étant « bon biberon ».

Duc de Biron

    Chartres était alors du parti de la Ligue. Henri III, assassiné le 1er août 1589 et mort le 2 août sans postérité, avait laissé la couronne à Henri roi de Navarre, mais ce successeur des « rois très-chrétiens » était protestant, et les Chartrains ne voulaient pas d’un souverain hérétique. Ce sentiment était exploité par de grands seigneurs français, chefs de la Ligue, et par les Espagnols, heureux de profiter de nos troubles. Le trompette Chereau n’entre pas en controverse, il voit les choses en soldat et en patriote. Il pense que son roi est, à tous les points de vue, le plus digne de régner, étant plein d’honneur, de vertu, de bonté et de justice, et que lui seul peut délivrer la France de l’invasion espagnole et réparer les ruines causées par la guerre civile. Ses succès, Henri les mérite, parce qu’il paie de sa personne pour les obtenir et qu’il agit parmi ses hommes comme un camarade de combat.

« S’exposant luy mesme aulx dangers
c’est raison que tel roy domyne. »

Duc de Mayenne

    Si nous voulions commenter vers après vers la chanson de Chereau, il faudrait raconter toute l’histoire du siège de 1591, mais point n’est besoin de répéter ici ce que maintes publications font connaître (2). Il suffit d’ailleurs de relire quelques pages de de Lépinois pour constater que le trompette relate assez fidèlement ce qu’il a pu voir et apprendre. Il cite quelques chefs, ceux de la Ligue : le duc de Mayenne, la Bourdaisière gouverneur de Chartres, de Gramont, et ceux du parti royaliste : le maréchal de Biron, Lavardin et Parabère, qui fut tué. Il met en valeur la stratégie et les actions d’éclat des assiégeants, mais il ne mésestime pas l’héroïque résistance des Chartrains. Avant de devenir soldat de métier, Chereau avait reçu un peu d’instruction; pour un simple trompette du XVIe siècle ce qu’il fait n’est pas trop mal. Voici son œuvre transcrite en respectant l’orthographe :

CHANSON DU SIEGE ET PRINSE DE CHARTRES

sur le chant de celle de la bataille d’Yvry.

1 4

Le Roy estant dedans Senlis
eut de Tours ung certain advis
qu’il y avoict de la revolte,
alors il partit promptement
et arryva dilligement
à Melun aussi tost qu’emporte.

Soudain son armée feist partir
laquelle la vint investir
de febvrier le jour sixiesme
…….forsbourgs.
…….
…….

2 5

Auquel lieu estant arryvé
ung messaiger il a trouvé
qui luy à donné asseurance
que tout à Tours se portoict bien
et que du bruict il n’estoit rien,
dont il eut grand réjouissance.

Ce jour le seigneur de Grandmont
qui venoit du pays d’amont
se jecte de hazard dans la ville
se voullant monstrer valleureulx.
mais il a esté bien heureulx
qu’il ne s’est faict paroistre habille.

3 6

Néant moings c’estant advancé
autre dessain il a pensé
et de faire quelque entreprinse,
il manda au sieur de Biron
de se camper à l’environ
de Chartres, que depuis a prinse.

Et le vendredy ensuyvant
le Roy son armée suyvant
vint loger en propre personne
à Jozaphat près ledict lieu,
où après avoir pryé Dieu
de tout son faict bien il ordonne

7 12

Ses tranchées il va visiter, tous les forsbourgs leur fist quicter,
feit faire fories baricades
jusques sur le bort du fossé où Parabelles feut blessé
et receut des harquebuzades.

Il feut dès lors presque emporté,
les ennemys l’avoient quicté mays
souldain reprindent courage

8 13

En moings de cinq ou six jours
on fut logé près de leurs tours
à force de belles tranchées
et p …….
fu ………
et f …….

Peu à peu nous nous retranchons
et de si près les aprochons
que nous gaignons toute la place,
souldain ils firent décider
qu’il pleust au Roy leur accorder
parler à eulx de grande grâce.

9 14

Et des Cendres le mercredi
le Roy vaillant, sage et hardi
feist battre courtines et deffences
devers la porte des Espars
sondant leurs meurs de toutes pars
qui leur feist de grandes offences

Le Roy permist à Lavardin
qu’il parlast à Grandmont enfin,
qui luy feist plusieurs remonstrances
qu’ils ne pourroient pas subsister
ny contre leur Roy résister
pour toutes leurs fortes deffences.

10 15

Le Roy qui de munition
n’avoict faict grand provision
feist lors cesser la batterye,
mays le mardi de grand matin
lors il feist tirer pour certain
de fort grand et brave furye.

Grandmont alors promist au Roy,
s’il faisoict bresche, sur sa foy
qu’il les feroict tous condescendre
à quelque composition
ou bien cappitulation
et qu’enfin il les feroict rendre.

11 16

Leur portail feut presque abattu
et leur ravelin fort battu,
on y présenta l’escallade,
monsieur le baron de Biron
et le seigneur de Chastillon
y donnèrent de grande bravade.

Comme Grandmont eut prins congé
le Roy eut aussitost changé
sa batterye en dilligence
le second ……….
tr ……………………
qu’il ………………

17 22

Le Roy qui est bening à tous
et par trop gracieulx et doulx
le voiant plus que raisonnable
ne voullut poinct l’assault donner
pour ne les perdre ou estonner
tant il est prince pitoyable.

Le Roy leur donne encor huict jours
pour veoir s’ils auroient du secours
et leur voullut outre permectre
d’envoyer quelques gens des leur
veoir s’ils auroient ayde et faveur
du duc de Mayenne lors leur maistre.

18 23

Il commanda de se loger
sur le hault et de n’en bouger
pour que la bresche on ne rempar
espérant qu’ilz tiendroient la foy
qu’ilz avoient promis à leur Roy,
mais ilz chargèrent sans dire gar.

Enfin n’en eurent, aussi perdu,
comme auparavant auroyent du,
et lors ils n’eurent espérance
qu’en la bonté de leur souverain
qui a changé leur ceur d’arain
par sa grand doulceur et clémence.

19 24

Plusieurs de noz maistres de camp
furent lors blessez sur le champ
maincts bons’soldarts et cappitaines
mourèrent en bien combattant,
ilz en perdirent bien aultant
que nous ce sont choses certaines.

Et ayant d’eulx compation
il leur donne abolition
de toutes leurs faultes passée
et comme estant vrais subjects siens
leur rendit leurs estats et biens,
graces leur furent dispencées.

20 25

Alors ledict de Chastillon
d’ung esperit subtil et fort bon
feit faire ung pont sur la ryvière
ou l’on venoict tous à couvert
sans pouvoir estre descouvert
jusques sur la bresche et derrière.

Bourdaiziere et aussi Grandmont
tout en seuretté conduicts sont
leurs armes et leurs équipages,
sans qu’on leur aict faict desplaisir
furent conduicts à leur désir
tout leur buttin et leurs bagages.

21 26

Voyant qu’en une seulle nuyct
on avoict un tel pont construict
jugèrent leur ruyne et dommage
et demandèrent à parler,
mays ponr lors myeulx cappituller
donnèrent pour foy leur hostage.

Le dixneufiesme apvril
le Roy vaillant sage et gentil
en Chartres a faict son entrée,
dont le Clergé vint au devant
et la Justice bien avant
qu’à la porte il a rencontré.

27 29

Le Roy d’une bonne façon
leur feist à chascun leur leson,
les priant de le recongnoistre,
leur promectant à l’advenir
tout chacun de les mainctenir
comme leur bon roy et vray maistre.

Dominus ! doncq au Seigneur
qu’il nous donne ung roy plain d’honneur
de vertu, bonté et justice,
offrons luy noz corps de bon ceur
afin qu’il demeure vainqueur
et luy faisons humble service.

28 30

C’est luy qui les conservera,
et à qui Dieu grâce fera,
de tous declains et de la ruyne
d’estre Espagnols estrangers ;
s’exposant luy mesme aulx dangers
c’est raison que tel roy domyne.

Qui a composé la chanson
c’est Chereau ung fort bon garson
bon compaignon et bon trompette
et qui est ung bon biberon
trompette à monsieur de Biron.
Chereau à boyre se délecte.

 

On lit au bas du dernier feuillet : « Chanson nouvelle ».

    Les chansons semblables à celle de Chéreau ne sont plus que des document historiques assez peu connus, et l’air adopté pour les chanter est rarement parvenu jusqu’à nous. Une curieuse exception est à rappeler. Un poème catholique inspiré par le siège de Chartres en 1568, œuvre de Christophe de Bourdeaux, est devenu, après modifications apportées au texte, le chant national néerlandais de Wilhelmus van Nassauwe (3).

    Notre attention est encore arrêtée par les vers de la vingtième strophe faisant allusion au pont de bois, fermé comme une galerie, construit par les soldats d’Henri IV dans la nuit du 7 au 8 avril 1591, et permettant aux assiégeants d’atteindre sans danger les murs de Chartres. Cet engin, qui impressionna vivement les contemporains, fut imité quelques temps après par les Ligueurs au siège de Bellac, sur les indications de gentilshommes qui s’étaient sauvés de Chartres au moment de la capitulation (4). L’inventeur de ce stratagème, souvent mal identifié (5), fut Claude Chastillon, né à Châlons en 1560, mort dans cette ville le 27 avril 1616, ingénieur topographe des rois Henri IV et Louis XIII, architecte distingué, en même temps qu’artiste dessinateur et graveur bien connu des collectionneurs, en tant qu’auteur de plus de cinq cents vues de châteaux, villes et batailles, collection du plus haut intérêt qui renferme plusieurs pièces représentant des localités ou châteaux de notre département : Alluyes, Anet, Auneau, Châteaudun, Courville, Epernon, Gallardon, Janville, Levainville, Maillebois, Nogent-le-Roi (6).

    Une peinture sur bois conservée depuis 1858 au musée de Chartres (N°9 50 — H. Om 41; L. Om 52), presque contemporaine de la chanson de Chereau, peut lui servir d’illustration. Elle représente Henri IV assiégeant Chartres en 1591 (7). Il serait indispensable pour l’étudier à fond de la comparer avec d’autres œuvres analogues, commémorant les sièges de Paris (1590) (8), de Rouen (1592) et d’Arras (1597). Cette dernière seule est signée par Johannes (Hans) Conincxloo (1550-1623) (9). Pas plus que sur les plans de Chartres publiés au xvie siècle, il ne faut chercher, sur le tableau de notre musée, une image fidèle de la ville et de ses monuments. Le peintre a voulu faire œuvre d’art et non travail de topographe. La représentation d’Henri IV et des officiers qui l’entourent a retenu ses soins, le reste, à ses yeux, avait moins d’importance. Il suffisait que la scène fût vivante et émouvante, avec marches d’approche, tirs de canons, flammes et fumées. On remarque pourtant au centre du panneau, derrière un ouvrage avancé, deux tourelles qui rappellent d’assez près notre porte Guillaume.

Chartres, 10 juin. 1948. Maurice JUSSELiN.


(1) Cf. Le Roux de Lincy, Recueil de chants historiques français, 2e série (xvie siècle), Paris, Charles Gosselin, 1842, in-8o, ouvrage passé en 1847 à la librairie Adolphe Delahays.
(2) Voir, par exemple, de Lépinois, Histoire de Chartres, t. II (1858), p. 315-337; abbé Charles Métais, Siège de Chartres par Henri IV, 1591 [rapport de la Bourdaisière] dans le Carnet de la Sabretache, 1894, n°5 18 et 19 (juin-juillet), p. 253-274, 301-323; Henry Lehr, La Réforme et les églises reformées dans le département actuel d’Eure-et-Loir (1523-1911), Chartres-Paris, 1912, in-8, p. 96-113; Louis Bonnard, L’Artillerie chartraine, dans les Mémoires de la Soc. archéologique d’Eure-et-Loir, t. XV (1915-1922), p. 81-90 et tirage à part, 1917; Louis Bonnard, Les Fortifications de Chartres; Les Sièges de Chartres, dans les Mémoires de la Soc. arch. d’Eure-et-Loir, t. XVI (1923-1936), livraison du 1# décembre 1933, p. 257-320.
(3) Cf. Henry Lehr, op. cit. p. 70, note 1, et Plaines et Collines, n° 9 (octobre-décembre 1947).
(4) Cf. Bulletin de la Société historique et archéologique du Limousin, t. I, 1847, p. 212.
(5) J. Lehr, op. cit. 107, a cru qu’il s’agissait du fils de l’amiral Coligny.
(6) Cf. Lhote (Amédée), Claude Chastillon, ingénieur topographe du Roi…, avec Liste des pièces gravées par el d’après Claude Chastillon, par Baré, dans Le Bulletin des Beaux-Arts, 3° année (Paris, 1886, in-8°), p. 65-80.
(7) Cf. Carnet de la Sabretache, 1902, p. 577, pl.
(8) Cf. Galerie Guy Stein, 2, rue de la Boëtie, Paris. 10° Exposition-vente (10 juin-3 juillet 1939), nos 36-37.
(9) Cf. Guesnon (A.), La Surprise d’Arras lentée par Henri IV en mars 1597 et le Tableau de Hans Coninexloo, Arras, 1907, in-4°, 4-68 p., 5 pl. hors-texte (Extrait de la Statistique monumentale publiée par la commission des Monuments historiques du Pas-de-Calais).

© Société Archéologique d’Eure-et-Loir (SAEL). Mémoire XVIII f. 2-5, 1949.


Appel à relecture : Ce texte a été retranscrit par Tesseract (système de reconnaissance de caractères open source) puis controlé visuellement. Des coquilles pouvant subsister, vous pouvez nous les indiquer dans la zone de commentaire ci-dessous.

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