L’Amphithéâtre de Chartres
Voici bientôt un siècle un chercheur chartrain, Ad. Lecocq, émit l’hypothèse que la disposition semi-circulaire des maisons du cloître Saint-André, à Chartres, pouvait indiquer la présence dans le sous-sol des restes d’un théâtre antique. Cette idée fut abandonnée par lui en 1870, après l’arasement des maisons de la place Saint-André actuelle : il n’avait vu dans la fouille que des portions minimes de murs qu’il jugea droits; la maçonnerie était en petit appareil de belle qualité. Un membre actif de la Société archéologique, P. Buisson, revit deux de ces murs dans une tranchée en 1895 et en fit un levé soigné. La découverte dans un jardin, en 1963, de deux pieds droits d’une voûte dont l’axe était perpendiculaire à une ligne se dirigeant vers la façade de l’église Saint-André attira notre attention sans fournir cependant une preuve indiscutable.
Le fait décisif n’a été obtenu que le 17 septembre 1965 lorsqu’une pelle mécanique rencontra en sous-sol une maçonnerie très résistante. Un dégagement plus complet révéla un double mur de courbure irrégulière. La maçonnerie, en moellon de silex et mortier peu chargé de terre cuite est assez soignée : un grattage en bout de fouille, quelques jours plus tard révéla en effet qu’il s’agissait d’une fondation surmontée de petit appareil dont deux assises subsistent à l’une des extrémités de la découverte. Les pierres, en calcaire gris, forment avec la couche de mortier qui les porte des lits de dix centimètres d’épaisseur. La largeur de chaque élément varie, avec une moyenne voisine de quinze centimètres, ce qui correspond aux dimensions notées par Lecocq en 1870. La fondation mesure deux mètres soixante d’épaisseur moyenne pour le mur de la courbe externe et un mètre quatre-vingt dix seulement pour le mur interne avec entre eux un couloir de deux mètres quatre vingt de largeur. Ce couloir est coupé par un mur rayonnant de un mètre vingt deux d’épaisseur, en un point proche de l’extrémité nord-ouest de la découverte; des traces d’arrachements plus loin sur la maçonnerie pourraient s’interpréter par la démolition d’un autre mur semblable. Les épaisseurs des deux murs courbes correspondent aux dimensions indiquées par Buisson sur son levé de 1895 mais l’écartement est inférieur d’environ un mètre.
Après cette découverte l’examen des maçonneries dans les cryptes de Saint-André livra des indices de constructions comparables sur trois points au moins dont un parement sur deux mètres carrés environ. L’interprétation de ces témoins espacés sur une centaine de mètres serait demeurée hasardeuse sans l’étude de photographies aériennes récentes du quartier. Ces photos montrent l’existence d’une grande courbe sensiblement circulaire, de diamètre supérieur à cent mètres. En aval le parcours de la rivière se moule sur cette courbe durant une trentaine de mètres. Vers le sud est c’est un passage très ancien qui la suit sur soixante dix mètres environ, comprenant la partie inférieure du tertre Saint- Nicolas et la voie d’accès à la fontaine Saint-André. Cette dernière se trouve placée de façon telle qu’elle entame cette courbe externe. Vers l’ouest la courbe est suivie par un mur de soutènement médiéval très puissant sur soixante dix mètres environ. L’examen de la base de ce mur révèle des témoins de maçonnerie antique de même nature que celle de la fondation récemment découverte. Vers le nord cette courbe externe disparaît au contact de la partie inférieure de la rue Chantault et dans la direction indiquée par cette rue elle s’arrête aussi au bord de la rivière, à la limite du transept nord de Saint-André.
A l’intérieur de cette limite externe la rue du cloître Saint-André dessine une courbe interne irrégulière et incomplète qui disparaît sous l’église et s’arrête également à la limite de la rue Chantault, dont la partie inférieure est droite. Le pointage de tous ces éléments sur un même plan permet de constater que la découverte de 1966 correspond à une portion de la courbe interne, ainsi que le parement dé couvert dans la crypte de Saint-André (°), tandis que le levé Buis son livre un élément de la courbe externe. Les autres indices relevés dans les cryptes de Saint-André pourraient se rapporter l’un à la courbe interne l’autre à la courbe externe, avec quelque incertitude tant que l’on ne disposera pas d’un plan très précis de l’église et sur tout du rapport entre les cryptes et les parties hautes (*). L’implantation sur une courbe des départs d’arcs qui supportent les voûtes de la crypte sud est évidemment en rapport avec le dessin du monument antique.
De cet ensemble de constatations il est possible de dégager quelques interprétations non douteuses. On à affaire à une vaste enceinte, amphithéâtre peut-être, à flanc de colline, une partie étant excavée dans le sol naturel, une autre appuyée sur des murs puissants. Les fondations étaient en maçonnerie de silex; elles avaient été cons truites partiellement en tranchée, partiellement à l’air libre, comme le montrait une coupe visible quelques jours le long de la rue de la Brèche, à l’extrémité nord-ouest de la récente découverte. L’’élévation était de petit appareil sans que l’on puisse préciser s’il s’agissait de murs presque aveugles ou d’arcades. Il semble logique de penser que le parcours de la rue du cloître Saint-André correspond aux limites internes de la Cavea : l’arène aurait alors cinquante cinq mètres sur soixante mais l’épaisseur considérable du remblaiement au centre peut réserver des surprises. La position des limites externes comporte quelque incertitude : les données de la photographie aérienne permettent d’hésiter entre cent et cent quinze mètres de diamètre, avec une tendance à l’ellipse irrégulière difficile à préciser par suite d’importants remblaiements médiévaux vers la ville, La position des murs vus par Buisson en 1895 pousse vers l’interprétation large, la médiocre description donnée par Lecocq en 1870 n’y contredit pas. Mais il reste une incertitude majeure : la photographie aérienne, c’est- à-dire la voirie actuelle, semble annoncer un mur de scène d’une vingtaine de mètres de longueur et d’après les mêmes indices la cavea serait limitée de ce côté par des murs radiaux. Le monument serait donc un théâtre aménagé pour les jeux du cirque; l’absence de constatations indiscutables aux points décisifs oblige à rester sur la réserve à ce sujet.
L’examen de la voirie du quartier en liaison avec la présence désormais certaine d’un grand monument consacré aux jeux permet de formuler un canevas cohérent d’hypothèses du plus grand intérêt. Ce monument imposa assurément un tracé logique des rues d’accès pour canaliser les flots humains qui déferlaient périodiquement vers lui. Attachons-nous dans cette perspective à la recherche des indices susceptibles de restituer la voirie antique.
Sur la pente située au nord-ouest du monument le relief ne permet pas le tracé d’un quadrillage de voies rectilignes. Les rues Chantault et Muret actuelles suivent deux lignes de pente; à mi-chemin entre elles une voie partiellement disparue obéit à la même règle; la photo graphie aérienne ne laisse aucun doute sur l’essentiel de son tracé. Des voies établies sur des courbes de niveau équidistantes recoupaient ces trois axes. Du haut en bas de la pente on trouve les actuelles rues Robert Blin, Avedam et Saint-Julien. Cette dernière est un peu au-dessus de sa position théorique sur une partie de son parcours, mais la toponymie nous fournit l’explication : elle s’appelait au seizième siècle rue Neuve-Saint-Julien (4) et le levé aérien aussi bien que l’examen des bâtiments sur les lieux rétablissent sa position primitive sans grande recherche. À mi-chemin entre la rue Saint- Julien restituée et la rue Avedam un passage privé, sur trente mètres de longueur, et la suite des limites de parcelles situent une voie dis parue. Plus bas entre la rue Saint-Julien et la rue de la Brèche un passage privé entre deux maisons et une suite de limites conduisent aux mêmes conclusions (5).
Dans la zone symétrique à celle qui vient d’être examinée, par rapport au monument, les entreprises de l’évêque et des établissements religieux ont effacé toute trace de la voirie antique, à l’exception de la rue Saint-André, ancienne rue de la Barillerie ou plutôt du Barillet. Cette dernière aboutit dans une position symétrique à celle de la rue Saint-Julien. Des texte anciens signalent des passages mal situés, débouchant le long de l’actuel tertre Saint-Nicolas (f). Admettons que ces voies soient en même nombre que dans la zone située au nord-ouest : le monument aurait eu douze points d’accès, compris ceux des extrémités du grand axe. Ceci correspond à une division interne très classique.
La pente du flanc de la vallée de l’Eure continue au-delà de l’amphi théâtre, vers la haute ville; nous poursuivrons tout à l’heure dans cette direction l’examen des voies installées sur les courbes de niveau. L’étude des axes qui conduisent vers le plateau est plus complexe. On distingue immédiatement trois amorces sensiblement parallèles et équidistantes, l’impasse de Moutonnerie dans l’axe du monument, la partie haute du tertre Saint-Nicolas au sud-est, la partie haute de la rue Chantault, enfin, au nord-ouest, L’alignement, de murs antiques découverts par nous en 1962, lors de la fouille de la Chapelle Saint-Serge et Saint-Bacche, suggère que le tertre se poursuivait sous le palais de l’évêque, ce dont on se doutait par ailleurs. Avec les tronçons ainsi situés on peut tenter de définir un axe : c’est exacte ment celui de la rue du Cheval-Blanc, et il se poursuit, rigoureuse ment rectiligne sur près de cinq cents mètres, jusqu’à hauteur de la façade de l’église Sainte-Foy. La partie haute de la rue Chantault soulève peu de difficultés ; à défaut de plans des textes sans ambiguïté renseignent sur sa poursuite sous le bâtiment du séminaire Saint- Charles, actuelles archives départementales, en ligne droite (”). La direction conduit droit à la façade des celliers de Loëns, qui furent donc construits en bordure de la voie disparue (), puis exactement à la première section de la rue du Petit-Beauvais et enfin à la façade d’un bâtiment isolé dans un jardin. Entre ces deux rues, l’impasse de la Moutonnerie semble l’amorce d’une troisième; mais pour obtenir une interprétation cohérente il faut admettre une déviation de sa direction vers le sud-est que deux infimes détails de la photographie aérienne semblent confirmer, À ce prix on suit cet axe jusque sur la ligne de remparts très postérieure, au delà de la porte Châtelet maintenant détruite. À cette voie se rattachent les façades qui bordent le côté nord de la rue du Gardinal-Pie (°), puis un alignement de murs et de façades témoins du côté des jardins. Les trois axes ainsi restitués sont parallèles et équidistants, avec environ quarante mètres d’écartement; ils sont parallèles à l’axe de la partie la plus ancienne de la cathédrale, au niveau de la crypte Saint-Lubin dont l’orientation s’explique ainsi par celle de la voirie gallo-romaine (19). II semble possible de retrouver dans cette zone l’effacement des données si simples de cette voirie antique. On n’a pas prêté attention jusqu’ici à une découverte de Maurice Jusselin qui avait observé en 1934, dans les tranchées creusées pour le remplacement des canalisations du gaz, une suite continue de fondations très frustes de ladères liés par un mortier terreux, depuis les bureaux de l’Inspection Académique (installés dans une dépendance du palais épiscopal) jusqu’au chevet de l’église Sainte-Foy (4), Des fondations de même type trouvées lors de la fouille de la chapelle Saint-Serge et Saint-Bacche peuvent être datées de la première invasion normande; d’autres, avec un mortier meilleur sont visibles en quelques points des cryptes de l’église Saint-André et pourraient remonter à la fondation, vers 950. Ces comparaisons confirment l’attribution de Maurice Jusselin qui voyait dans sa découverte la base du rempart construit après le sac de la ville par les Normands en 858. Le tracé s’explique par un compromis : emprunter la voie qui aboutissait au rebord sud-est de l’amphithéâtre aurait amené trop près de la cathédrale, on ne l’a donc suivie que dans une zone éloignée pour passer au voisinage de l’édifice sacré à la voie centrale de desserte de l’amphithéâtre. Les bâtiments qui subsistaient hors du mur ont dû être détruits plusieurs fois et le terrain abandonné pendant de longues périodes d’où l’effacement actuel des données antiques. À l’intérieur des murs la situation ne fut pas beaucoup plus favorable à la conservation puisque l’organisation du cloître et du palais épiscopal bouleversa le terrain, Seules les portions de voies antiques empruntées par les remparts pouvaient demeurer visibles en cette zone.
Les voies transverses étaient évidemment moins menacées car elles restaient utiles plus que des rues longitudinales trop proches des remparts à l’extérieur. Elles ont effectivement mieux survécu, perpendiculaires au premier faisceau, très parallèles entre elles sur des segments entiers et équidistantes avec environ quarante mètres d’axe à axe (12). On relève successivement en marchant vers l’amphithéâtre la rue du Petit-Beauvais (5) qui se prolongeait au moins jusqu’à la rue du Cheval-Blanc comme en font foi les formes révélées par la photographie aérienne, la rue de Beauvais, une voie disparue qui sur vit sur une quarantaine de mètres dans l’accès au cellier de Loëns, la rue des Lisses, restée en place dans sa partie centrale mais déviée aux deux extrémités, l’ancienne rue des Trois-Flacons (14) qui ne subsiste que sur une quarantaine de mètres à partir de l’axe, une autre voie dont les vestiges ont été effacés par la construction du séminaire Saint-Charles mais qui survit plus loin rue Saint-Jacques sur soixante dix mètres aussi. On arrive alors à la portion supérieure de la rue Muret, appelée anciennement rue de Mur en Muret; elle ne s’insère dans le réseau antique ni en position n1 en direction, mais l’observation directe des lieux fournit la solution: une façade en retrait dans une cour, numéro 6 de cette rue, jalonne le passage disparu, la photographie aérienne, les limites cadastrales et des vestiges en sous sol confirment cette identification (15), On constate que le départ du tertre Saint-Nicolas s’inscrit sur le même axe qui se prolonge à près de cent vingt mètres de là par un passage au pied de la partie méridionale des terrasses de l’évêché, en contrebas d’un mur qui a été tenu pour la fortification du neuvième siècle (16). À quarante mètres vers le bas une suite rectiligne de limites visibles sur la photographie aérienne et le cadastre semble désigner à vingt mètres de l’extrémité est de l’amphithéâtre une voie que rien d’autre n’atteste. Tangente peut-être au monument une dernière parallèle qui subsiste en partie dans les propriétés privées s’aligne sur le prolongement de la rue Robert-Blin dont il a été parlé. L’écartement faible des deux dernières voies résultait du raccord entre un système adapté au plateau et un autre adapté à la pente. Cet ensemble de constatations fournit des solutions satisfaisantes à quelques-uns des problèmes posés par la découverte certaine d’un grand monument consacré aux jeux. Mais seules des fouilles expliqueront les détails.
Il reste à préciser les données chronologiques de l’ensemble. L’emploi du silex et l’absence de points de comparaisons locaux ne permettent guère de s’appuyer sur l’aspect de la maçonnerie découverte. Le mortier employé, presque exempt de terre cuite, semble remonter à une époque très haute sans que l’argument soit décisif (1°). L’organisation de la voirie, manifestement centrée sur le monument, Joue dans le même sens. La période de destruction n’est pas mieux si assurée. Elle est certainement antérieure à la fondation de l’église Saint-André vers 950. Elle est très probablement antérieure à l’invasion normande ou, au plus, en est un effet. L’implantation du palais de l’évêque sur une voie publique ne se concevrait pas si cette voie n’avait été préalablement coupée par le nouveau rempart (1). Il ne semble pas possible de préciser davantage.
C’est dire que la découverte signalée ici ouvre un beau champ de recherches.
M. C.
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