L’aménagement des entrées de la ville de Chartres 1790-1832 -4e partie-
La place Châtelet
On ignore à quel ouvrage fortifié fait précisément référence la porte Châtelet. Avant d’être protégée par une ligne continue de murailles, la ville était défendue par un certain nombre d’ouvrages isolés. Les textes anciens en citent quelques-uns. Ce châtelet était-il l’un d’eux ? peut-être celui du vidame ? Les récents terrassements nécessités par le creusement du parking ont laissé apercevoir les traces de fossés éloignés de l’enceinte du XIIe siècle. Étaient-ce ceux qui protégeaient cet énigmatique châtelet ?
On est par contre beaucoup mieux renseigné sur l’aspect de cette porte car elle est représentée sur une vignette gravée par Sergent en 1783 pour illustrer l’en-tête du périodique intitulé : Annonces, Affiches et Avis divers du Pays chartrain. La porte Châtelet n’y mesure que 13 mm mais la finesse de la gravure permet de bien en distinguer les détails.
L’ouverture en ogive pouvait dater du XIII ou XIVe siècle (le cintre avait été refait en 1732 pour cause de vétusté). Elle était encadrée par deux épais contreforts et surmontée d’un pavillon rectangulaire en léger encorbellement, datant vraisemblablement des travaux signalés en 1520.
Cette vignette fut représentée et agrandie vers 1850 par l’artiste Deroy. En avant, à gauche, un escalier permet d’accéder à la butte des Charbonniers, alors plus haute que la place. Des fondations aperçues dans ce secteur lors des travaux exécutés en 1975 correspondent peut-être à ces emmarchements. On aperçoit quelques arbres, sans doute ceux plantés en 1777 par les vignerons malheureux réunis cette année-là en un atelier de charité.
L’exactitude de la gravure de Sergent nous est confirmée par un dessin exécuté par Morin en 1792 (Chevard étant alors maire) et représentant un projet de décoration de la porte. Une indication au crayon nous renseigne sur la largeur de celle-ci : 13 pieds (environ 4 m). La décoration se borne à peu de choses, la reprise des contreforts dont le glacis est remplacé par un faux chapiteau, l’établissement d’une corniche soutenue par des modillons afin de masquer l’encorbellement du pavillon et un ravalement général.
Notons aussi que la porte est encadrée par deux bâtiments dont on aperçoit les amorces. Ce sont les deux pavillons, toujours existant, que Morin avait obtenu l’autorisation d’édifier le 2 avril 1790, départ d’un projet poursuivi en juin 1792 par Morin, de concert avec l’ingénieur en chef Quévanne.
Ce projet ayant été adopté avec de faibles modifications (limitation des constructions du côté droit en sortant de la ville de façon à ne pas dépasser en importance celles du côté gauche) les terrains nécessaires pour ces constructions furent adjugés le 12 octobre 1792, toujours devant le notaire Crochart.
Morin, Mirey et un autre entrepreneur du nom de Nancy furent au nombre des adjudicataires. Mais, là encore, il semble que Morin fut la victime d’une caballe. Sous peine de perdre ses droits sur les deux bâtiments qu’il avait édifiés, il fut contraint de suivre les enchères et payer deux fois plus cher que les autres adjudicataires. Il dut en outre s’engager à réaliser à ses frais la décoration de la porte. Morin fit travailler aussitôt à cette décoration mais ne tarda pas à constater que les colombages du pavillon étaient pourris.
Sans doute pour éviter d’avoir à en assurer la réfection, il présenta, le 20 avril 1793, un nouveau projet de décoration qui masquait le pavillon derrière un attique en brique ravalé en plâtre.
La municipalité n’accepta pas ce projet parce qu’elle désirait que le pavillon, où logeait le portier, conservât une vue sur l’extérieur.
Aussi, le 22 juin 1793, elle adjugea au citoyen Duval, pour la somme de 820 1, la reconstruction du pan de bois du pavillon et la réfection de la toiture et des lucarnes de façon que tout soit prêt pour que Morin puisse se mettre au travail dès le 1er août suivant. S’il faut en croire Morin, ces travaux ne furent pas exécutés avec suffisamment de diligence et les échafaudages qu’il avait laissés en place furent rendus inutilisables. Puis arriva la mauvaise saison qui ne permit pas de travailler. Mais, finalement, Morin ne se remit à l’ouvrage qu’en l’an Huit, après avoir été sommé de le faire par voie d’huissier !
Le travail dut être achevé dans les derniers mois de 1799. Morin apporta à son projet une légère modification qui dénote l’homme de goût : pour soutenir l’entablement, il ajouta de part et d’autres deux consoles afin d’« interdire le ridicule porte-à-faux de la partie supérieure ».
Ce supplément de travail fut estimé 100,50 F par Jean-Thorin Goudard, architecte et professeur d’architecture à Chartres, choisi comme expert.
Beaucoup moins ambitieux que le projet de décoration de la place des Épars, il semble que celui de la place Châtelet fut exécuté beaucoup plus rapidement et sans histoire. Tout au plus les archives municipales conservent-elles une lettre écrite par Nancy, en mars 1795, dénonçant le retard apporté par Morin à s’acquitter de ses obligations concernant la décoration de la porte.
Les dessins de Civeton (1825) et Wild (1830) nous restituent l’état de la place avant la démolition de la porte en 1834.
La place Châtelet ne subit plus de transformations jusqu’au début du XXe siècle qui vint mutiler cette simple ordonnance classique pour construire l’immeuble de la fondation Texier-Gallas dans un style lourd et prétentieux s’accordant mal avec le reste (architecte Roger).
Les bâtiments situés du côté est de la rue Sainte-Même, et qui sont propriété privée, ont généralement été très correctement entretenus, dans le souci de maintenir leur architecture originelle.
La place Saint-Michel
Il est vraisemblable, nous l’avons vu, que les fortifications du IXe siècle enfermaient le quartier Saint-Michel. Bien plus tard, ce fut par la porte de ce nom que, le 12 avril 1432, Lesueur et Bouffineau purent entrer par ruse et permettre ainsi aux troupes royales commandées par le Bâtard de Dunois de reprendre possession de la ville de Chartres.
Cette partie de l’enceinte fut modifiée à la fin du XVIe siècle lorsqu’Henri de Navarre y fit édifier un ouvrage dénommé la Citadelle : le chœur et le bas-côté de l’église furent alors comblés de terre durant une dizaine d’années en attendant que fut construit un éperon triangulaire dont il demeure quelques vestiges.
La porte elle-même fut reconstruite en 1613, tout juste pour permettre la royale entrée du jeune Louis XIII.
Nous avons de la porte une représentation sans doute assez fidèle – bien qu’exécutée une vingtaine d’années après sa démolition – par le peintre Deroy. Un dessin de Buisson, daté de 1890 et inspiré d’une source qui nous est inconnue présente avec l’œuvre précédente quelques menues différences. Enfin un dessin signé par l’entrepreneur Mirey représente un avant-projet de décoration de la place, projet qui fut réalisé avec quelques variantes.
Etienne-François Mirey habitait près de la porte Saint-Michel. Il avait obtenu l’autorisation de construire entre la porte et la promenade. Mais, en 1801, administration des Ponts et Chaussées fit abaisser le niveau de la route de Chartres à Orléans en haut de la côte de la Courtille. Il s’ensuivit la nécessité pour la ville d’effectuer un nouveau nivellement de la place qui entraînait la démolition des constructions faites par Mirey et le dédommagement correspondant. Le maire Chevard s’entendit alors avec Mirey et lui proposa de se charger de dresser et de réaliser un plan de construction et de décoration de la place.
En janvier 1802, Mirey présenta un premier projet qui fut soumis à l’approbation de l’ingénieur en chef Quévanne. Ce dernier demanda que la hauteur des bâtiments prévus soit diminuée afin de ne pas excéder celle des murs de la ville. Il convenait en effet de ne pas priver les propriétaires riverains de la vue dont ils jouissaient à partir de leurs terrasses situées au niveau de ces murs.
Mirey dut donc revoir son projet, cependant qu’avait lieu auprès des propriétaires voisins l’enquête de commodo et incommodo prescrite par le tout récent Conseil d’État. Le 8 octobre 1802, Mirey fournit donc ce projet qui, semble-t-il, était plus modeste encore que ne l’avait demandé Quévanne.
Dans la lettre accompagnant ce projet, Mirey expose en effet que la réalisation du premier plan aurait exigé des fondations très importantes en terrain rapporté. (Ces constructions étaient prévues à l’emplacement des anciens fossés). Il ajoute que la décision prise par la ville d’aliéner la place du ci-devant Palais (notre place Billard) à charge d’y bâtir des immeubles d’habitation avait pour résultat « d’augmenter la concurrence des appartements à louer et de diminuer l’espoir d’un architecte qui cherche à être indemnisé de ses mises de fonds par ses loyers ». Enfin il regrette que soit envisagé de faire passer désormais la route de Dreux à Orléans le long de la rivière d’Eure, ce qui risque de réduire à peu de choses le passage de la porte Saint-Michel. (Avant que ce projet ne devienne réalité, il fallut construire le Pont-Neuf, entrepris par Chasles en 1809 avec la main-d’œuvre économique fournie par les prisonniers de guerre espagnols et, en 1817, la communication n’était pas encore établie commodément entre ce pont et la rue des Filles-Dieu. Quant au pont d’Orléans, il ne fut construit qu’en 1835).
Le Conseil municipal accepta aussitôt le projet de Mirey et, le préfet ayant approuvé cette délibération, un décret rendu par le Corps législatif, et proclamé loi par le Premier Consul le 17 floréal an XI, autorisa la ville à aliéner au profit du sieur Mirey :
- « 956 m² de terrain situé à droite et à gauche de la porte Saint-Michel, au pied des remparts de la ville pour y construire des maisons d’habitation conformes aux plans, à charge de terminer dans le délai de trois ans la décoration de la porte, sans pouvoir exiger pour les travaux relatifs à cette décoration que la somme de 956 F ; terminer dans le même délai le déblaiement entier de la place et la construction d’une partie des bâtiments jusques et y compris la 9e croisée à gauche en entrant et la 5° à droite et le surplus dix ans après les dites 3 années révolues ;
- « paver la largeur de deux mètres en avant des dits bâtiments au fur et à mesure de leur avancement ;
- « laisser en toute propriété à la commune la portion de terrain à bâtir… marquée de la lettre A sur le plan, y faire tous travaux de grosse maçonnerie (ou le conserver à sa disposition en construisant en place à ses frais dans l’intérieur de la ville un étage et un grenier au-dessus du logement du portier de la porte Saint-Michel de manière qu’il ait au moins 2 pièces et vue tant au dehors qu’au dedans de la ville) pour y loger les employés d’octroi.
« La présente vente faite pour 956 F ».
Ces constructions furent exécutées en partie avec des matériaux provenant du château de Vert (sic). Bien qu’orthographié avec un t par Mirey, il s’agit vraisemblablement du château de Ver-lès-Chartres.
Il est aisé de se rendre compte que le projet fut un peu amplifié par la construction au-dessus des deux ailes d’un étage en attique. Le dessin de Buisson nous permet de constater que l’ensemble ne dépassait pas pour autant la hauteur des murs de la ville.
Il faut regretter les mutilations qu’a subies la colonnade de la partie gauche et qui déparent un ensemble de bon goût.
Il paraît douteux qu’ait été réalisée la vaste baie, au reste assez peu gracieuse, que présente le dessin de Mirey. En effet, en 1825, la partie supérieure de la porte fut concédée au plombier Petey pour y installer le réservoir d’une machine hydraulique. L’eau était puisée près du pont de la Courtille et élevée par des pompes mues par des chevaux. L’entreprise ne semble pas avoir été une réussite et lorsqu’en 1828 Petey proposa à la ville de lui abandonner ses installations, il essuya un refus. Aux termes du rapport de l’agent voyer Damars, daté du 22 novembre 1830, il laissa le local de la porte Saint-Michel « dans un état complet de délabrement ».
Argument qu’allait utiliser le Conseil municipal qui délibérait alors sur l’éventualité de la démolition de la porte, laquelle gênait l’écoulement de la circulation.
« Considérant que si le pavillon de la porte Guillaume a mérité par son architecture gothique d’être considéré comme un objet d’art et comme un monument historique, il n’en est pas de même de la porte Saint-Michel dont la structure, quoique remontant à 1613, n’a rien de curieux dans son ensemble ni dans ses détails », le Conseil décida sa démolition qui fut accomplie en janvier 1832. Depuis 20 ans, elle était en sursis, le projet de la démolir et d’affecter le produit de la vente de ses matériaux à la plantation des promenades ayant déjà été présenté en 1811.
Les murs de la ville situés le long de la promenade Saint-Michel furent démolis en 1833-34. Les adjudicataires des travaux étaient Damars, Duchesnes-Mirey et Piébourg. Seuls furent respectés quelques pans de murs proches de la place des Épars et la tour récemment dégagée près de l’auto-banque du Crédit agricole. Cette tour, dont la chambre basse servait accessoirement d’arsenal ou de poudrière, fut sauvée par l’intervention du propriétaire voisin, Ledreux, à qui son emplacement avait été concédé en 1780 et qui y avait appuyé un appentis.
La place Drouaise
L’aménagement de l’entrée de ville que constituait la porte Drouaise donna lieu à beaucoup moins de péripéties. N’ayant aucune considération pour son glorieux passé – elle avait vaillamment résisté aux assauts de Condé en 1568 et sous sa voûte vénérable avait roulé le carrosse de Marie Leczinska – sa démolition fut décidée le 5 janvier 1816 par le Conseil municipal qui adopta alors le plan de construction présenté par André-François Blot, établi marchand de bois tout près de la porte, laquelle représentait sans doute une gêne pour son activité.
Le 20 novembre, une ordonnance royale autorisait l’aliénation par la ville de 12 ares 5 ca de terrain situé à droite et à gauche de la porte qui furent, le 13 décembre suivant, cédés au sieur Blot, devant Me Pellerin, notaire, en l’absence de tout autre enchérisseur, moyennant 120,10 F.
Blot s’engageait à commencer les travaux au plus tard dans les huit jours, à y employer pendant l’hiver au moins 15 ouvriers et à terminer dans le délai de quatre années.
Du côté de la rivière, il était autorisé à démolir le mur de ville mais ne devait en rien préjudicier à la fontaine ni au bassin qui en reçoit les eaux. Du côté opposé, les murs devaient être conservés et entretenus par l’adjudicataire concurremment avec les propriétaires de la rue Muret.
Les constructions prévues étaient simples : socles extérieurs en pierre de taille, abouts et façades en pans de bois hourdés, couverture en ardoise. L’ensemble est triste et assurément le moins original des projets réalisés. Paradoxalement, c’est celui qui a été le mieux respecté par les générations suivantes.
Le jeu de paume voisin ne fut vendu, pour être construit, qu’en 1886. Il était inutilisé depuis 40 ans. Et ce furent les travaux de construction du groupe scolaire, en 1913, qui firent disparaître la fontaine drouaise et masquèrent le mur où les canons de Condé avaient ouvert la fameuse brèche.
Autres temps, autres mœurs
La comparaison de ces travaux d’urbanisme avec ceux exécutés de nos jours suscitera sans doute quelques réflexions. Les raisons invoquées ne sont pas tellement différentes dans leur essence : faciliter la circulation, développer et rajeunir le parc immobilier.
Si les appétits des promoteurs étaient plus modestes qu’aujourd’hui c’est évidemment qu’une pression démographique incomparablement moins forte n’incitait pas encore à la réalisation de grands ensembles mais les mobiles, l’espoir du gain, sont avoués parfois même avec plus de cynique franchise.
Les conditions financières sont cependant très dissemblables. C’est que la municipalité ne dispose pratiquement d’aucune ressource pour réaliser quoi que ce soit dans le domaine de l’urbanisme. Nous constatons ainsi avec surprise que, contrairement aux errements actuels, les entrepreneurs achètent le droit de démolir. Ils n’en réalisent pas moins d’excellentes affaires.
Quant au prix des terrains, il laissera rêveur.
Des amoureux du passé regretteront peut-être que la ville de Chartres, en démolissant ses murailles, ses portes – mais aussi certaines de ses églises – se soit privée pour l’avenir d’un attrait touristique. Qui pouvait alors en avoir claire conscience ? L’exception faite pour la porte Guillaume prouve cependant que les considérations artistiques n’étaient pas totalement absentes des mentalités de l’époque.
Entre le maintien des portes, gênant considérablement la circulation, source d’accidents graves, cause de dépense par leur mauvais état (la porte Morard sera démolie à son tour en 1847) et le développement nécessaire de l’activité économique, le choix était facile et peu d’avocats durent se lever pour prendre leur défense.
Il n’en est plus de même aujourd’hui. La sauvegarde du passé historique constitue un atout pour la prospérité de la ville. Et c’est le sacrifice inconsidéré à la liberté de la circulation qui est devenu générateur de dangers, de troubles et de dépenses.
Aussi toute atteinte portée à un passé même récent demande-t-elle une réflexion approfondie.
Roger Joly.
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