L’aménagement des entrées de la ville de Chartres 1790-1832 -1 ère partie-
Administrer c’est souvent faire un choix, choix parfois délicat et qui n’entraîne pas toujours l’adhésion unanime. Accorder la priorité à l’automobile a conduit les édiles chartrains à entreprendre des opérations de voirie et d’urbanisme dont l’une des conséquences sera de modifier radicalement le visage de la place des Épars.
Peut-être eût-il fallu davantage tenir compte des souhaits exprimés par M. Michel Guy, secrétaire d’État à la Culture, qui, dans le Bulletin d’Information publié par ses services, écrivait en janvier 1975 :
« Pratiquement, toute agglomération contient un centre, des quartiers, qui, même s’ils ne sont pas exceptionnels, même s’ils ont été constitués au cours du xix£ siècle ou plus tard, forment des ensembles architecturaux homogènes et définissent un paysage familier, un décor qui est le témoin même de l’histoire d’une ville et de la sensibilité de ses habitants. La conservation de ce patrimoine, auquel les habitants des villes se montrent de plus en plus attachés, est un objectif que le Secrétariat d’État à la Culture a pour mission de faire reconnaître, de faire partager et de réaliser…
« La concentration d’efforts qu’implique le secteur sauvegardé ne saurait faire oublier que d’autres quartiers doivent être protégés…
« Sur près de 30 000 monuments inscrits ou classés, moins de 200 seulement sont postérieurs à 1800… Les témoins monumentaux de cette période sont particulièrement menacés dans la mesure où, moins protégés, ils offrent un terrain de choix à toute entreprise de rénovation urbaine. Il serait paradoxal que l’on voie disparaître des édifices au moment même où ils sont mieux connus et où ils intéressent à nouveau la sensibilité contemporaine. »
Ces lignes résument admirablement la définition de la place des Épars et les épreuves qui la frappent.
Dans les pages qui suivent, le lecteur pourra constater que le projet conçu par les urbanistes chartrains d’il y a deux cents ans a, depuis lors, subi bien des retouches, souffert bien des mutilations. Néanmoins, les atteintes portées à son architecture avaient, jusqu’ici, respecté la fonction de forum assumée par la place des Épars depuis la fin du XVIIIe siècle.
C’est ainsi que, sa création à peine décidée, elle servait de cadre aux journées révolutionnaires : le conventionnel Bernier s’y suicida, l’abbé Brière y fut guillotiné…
Note moins tragique : toutes les grandes foires vinrent peu à peu s’y installer, à l’instar de la foire de Mai. Et c’est place des Épars qu’avait lieu l’apothéose des cavalcades que l’on organisa jusqu’au début de ce siècle.
C’est là, bien entendu que Chartres a entendu ériger une statue en souvenir de Marceau, le citoyen dont elle est le plus fière.
C’est là que l’on prenait la diligence, puis le tramway, maintenant l’autobus, là qu’on se donnait rendez-vous à l’une des six ou sept terrasses de café avant que les vapeurs d’essence ne les fassent disparaître.
C’est là encore qu’en août 14 les Chartrains vinrent saluer à leur départ pour la grande boucherie les jeunes hommes de la garnison et, cinq ans plus tard, fêter le retour des survivants.
C’est toujours là qu’ils accueillirent le général de Gaulle dans l’ivresse de la liberté retrouvée. Chargée d’histoire, de traditions, d’habitudes, de souvenirs, la place des Épars n’est plus désormais qu’un carrefour routier. Du moins, cette déchéance lui aura-t-elle valu que le chroniqueur se penche sur son passé.
Les origines de la porte des Épars.
La place des Épars a été établie en avant de l’une des portes par lesquelles on entrait dans Chartres. A la veille de la Révolution, ces portes étaient au nombre de six : les portes, Guillaume, Morard, Saint-Michel, des Épars, Châtelet et Drouaise. La porte Saint-Jean était une simple poterne qui, semble-t-il, n’était que rarement ouverte. La nuit, ces portes étaient closes et un portier était chargé de veiller à la fermeture de chacune d’elles, à l’heure réglementaire fixée par le corps de ville.
La porte des Épars enregistrait le trafic le plus important car c’est elle qui permettait l’accès le moins incommode à la place des Halles, où se tenait le marché aux grains.
Cette porte datait de 1180. On sait par l’obit de l’évêque Pierre de Celles qu’à cette époque le comte Thibault et le prélat unirent leurs ressources pour faire édifier des murailles depuis la porte Saint-Michel jusqu’à la porte Châtelet, là où n’existait alors qu’un fossé pour protéger, de façon précaire, le quartier qui s’était développé hors les murs à l’ouest de la cité (cf. Cartulaire de N.-D. de Chartres, t. 117, p. 46).
Il s’agit là d’un des premiers faits assurés concernant l’histoire des fortifications chartraines. L’étude des premières enceintes est, en effet, à reprendre complètement et l’interprétation délicate de rares vestiges ainsi que bien peu de textes permettent seulement d’avancer les quelques points suivants qui intéressent notre étude.
Après le sac de la ville par les Normands en 858, la vie urbaine se concentre dans un étroit périmètre que l’on peut suivre grâce à quelques jalons qui nous sont parvenus, le plus souvent sous la seule forme d’un nom : poterne Nivelon (tertre Saint-François), porte Cendreuse, porte Evière (tertre Saint-Eman), Coin-du-Mur-de-l Évêque (tertre Saint-Nicolas), porte Neuve (rue de l’Horloge, où sera plus tard la porte Neuve-du-Cloître, à moins que ce ne soit le premier nom de la porte Châtelet ou de la porte Saint-Jean, le qualificatif « neuve » révélant ainsi une première extension de l’enceinte annexant le bourg de Beauvoir), porte Percheronne (extrémité du Soleil-d’Or), peut-être une porte du côté de Saint-Michel qui, selon Doyen, se serait alors appelée porte Saint-Martin.
En dépit de plusieurs circonstances défavorables : coup de main tenté par Rollon en 911, sac de la ville par Richard de Normandie en 962, incendies de 1020 et 1034, la ville reprit de l’importance et s’étendit hors de l’enceinte.
Vers 930, l’évêque Aganon rétablit l’abbaye Saint-Père. Selon Doyen, le bourg Saint-Père sera réuni à l’enceinte vers 987. Mais les bourgs de Muret et de Saint-André sont encore cités comme «suburbia » (c’est-à-dire : faubourgs) vers 1060 par le nécrologe de Notre-Dame (VII kal. nov. et VII kal. feb.).
Les portes Morard, Tireveau, Aimboult (près de l’église Saint-André) et Saint-Jean-en-Vallée sont citées par le moine Paul, qui écrit vers 1070. C’est donc avec beaucoup de vraisemblance que Chevard, qui cite Souchet (mention non retrouvée dans le texte publié par la Société archéologique) peut attribuer à Thibault III (mort vers 1085) l’initiative de travaux de fortifications. Il ne semble cependant pas possible de le suivre complètement lorsqu’il écrit que Thibault « entoura la ville d’un simple fossé. attendu que le peu d’habitants qui y restaient. n’avaient pas le moyen de rétablir les murailles ». Et encore moins lorsqu’il suppose que c’est alors que fut creusé le cours actuel de la rivière qui aurait jusque-là coulé dans ce que l’on appelle les Vieux-Fossés.
Il est plus que probable que l’enceinte, si elle avait été mise à mal par le sac de 962, avait été rétablie depuis longtemps puisque le moine Paul cite les portes Cendreuse, Evière et Percheronne. Les travaux ordonnés par Thibault III consistaient non en une reconstruction mais en une extension du périmètre fortifié. Par contre, il semble vrai que les moyens aient manqué pour construire des murs continus en maçonnerie, Bonnard suppose qu’il pouvait s’agir d’une levée de terre surmontée d’une palissade (Mém. de la Soc. arch. d’’E-et-L., t. XVI, p. 276). Il est possible que, du côté de l’Eure, on se soit borné à protéger les ponts par des ouvrages avancés, à flanquer son cours de quelques postes de guet (la tour de Saint-André, qui semble établie sur des fondations plus anciennes, occupe une position stratégique remarquable, prenant en enfilade une bonne partie de la rivière) et à en régulariser le lit (le « pons mergentis pediculi » cité par le moine Paul, et interprété comme étant le pont Taillard, fait sans doute allusion à un marécage plutôt qu’à un pou, marécage également dénoncé par la rue des Marais, celle de la Grenouillère et, peut-être, celle de l’Ane-rez (voir publications ronéotypées de M. l’abbé Guy Villette concernant Umpeau, p. 4 et Anet, p. 28).
Mais, vers le plateau, il semble bien que l’on se soit effectivement contenté de creuser un fossé, celui-là même auquel fait allusion l’obit de Pierre de Celles. De ce côté, la zone intra-muros s’augmentait d’une bande d’environ 600 mètres de long sur 200 de large, mais le fossé laissait en dehors du périmètre protégé l’emplacement de l’église Saint-Saturnin (qui se situe à peu près devant la gendarmerie actuelle). Et pourtant cette église existait déjà à cette date puisque le clos du même nom est cité par le nécrologe de N.-D. dans des obits antérieurs à 1070.
Le bourg Saint-Saturnin était donc un « suburbium » délibérément abandonné à la convoitise d’un ennemi éventuel, situation qui nous choque davantage que celle des bourgs, plus éloignés, de Saint-Chéron ou Saint-Martin-au-Val, par exemple, parce qu’il nous semble qu’il n’aurait été guère plus coûteux de le faire profiter de la nouvelle ligne de défense. Mais cet abandon n’était peut-être pas aussi total qu’il apparaît à première vue.
Le lieudit les « Esparres ».
C’est à partir du début du XVe siècle, quelques décennies après les travaux dont il vient d’être question, que l’on trouve mention des Épars dans la toponymie chartraine.
En 1134, les moines de Marmoutier obtiennent l’autorisation du chapitre cathédral de Chartres « d’établir un bourg dans leurs vignes qui se situaient « aux Esparres » (ad Esparras), limitées sur deux côtés par des voies publiques, sur le troisième par les vignes du vidame, sur le quatrième par les petites maisons de la ville qui sont sur la paroisse Saint-Saturnin » (texte latin dans Cartulaire de N.-D. de Chartres, t. 1, p. 141).
Le bourg en question, désigné dans le titre de la charte de fondation sous le nom de « burgus Mathei » — Bourg-Mahé, nous est aussi connu sous celui de Bourg-Châtelet. Les deux voies publiques mentionnées peuvent désigner les actuelles rues de la Couronne et Danièle Casanova (ou des tracés voisins). Les vignes du vidame devaient escalader le coteau qui domine la vallée des Vauroux (emplacement de la gare). Quant à la paroisse Saint-Saturnin, elle s’avançait alors jusqu’à l’actuelle place Châtelet puisque l’église Sainte-Foy ne deviendrait paroissiale qu’en 1150.
Un second texte intéressant est un contrat de location de 1225, portant sur les vignes du clos Notre-Dame, lequel est précisé se trouver « apud Sparros » (Cart. N.-D., t. n, p. 104). Le clos Notre-Dame – il portait encore ce nom au XIXe siècle – représente le côté sud de notre boulevard Chasles.
Il est aisé de se rendre compte que le lieudit « les Esparres » – devenu les Espars, puis les Épars – déborde beaucoup notre place du même nom. Il s’étend tout au long du tracé qui fut doté d’un fossé vers 1070 et d’une muraille vers 1180. Par contre, ce lieudit ne semble pas avoir une grande profondeur : si un four, situé à côté de l’église Saint-Saturnin, est appelé « furnus de Sparris » (Cart. N.-D. un, 419), le couvent des Frères Mineurs, ou Cordeliers, situé dans le Grand-Faubourg, à moins de deux cents mètres du centre de notre place, est en dehors des « Esparres » car la première partie de ce Grand-Faubourg est dénommée « vicus qui ducit de Sparris apud Cordellas » (Cart. N.-D. 11, 419).
En longueur, les « Esparres » semblent se terminer à peu près au droit des portes Saint-Michel et Châtelet (ou leurs emplacements, aucun document ne nous assurant de leur existence avant la fin du XIIe siècle). Or, c’est entre ces deux points que le cap sur lequel s’est établie la ville de Chartres ne profite pas de la défense naturelle constituée par les escarpements qui dominent les vallées de l’Eure et des Vauroux.
C’est à la fois par là que l’agglomération, après avoir occupé toute la rive gauche de l’Eure, peut s’étendre en terrain plat et qu’un assaillant éventuel – du moins avant l’invention de l’artillerie – pourra estimer avoir le plus de chances de succès. Quartier vulnérable donc, et qui, de tous temps, fut source d’inquiétude pour ceux qui avaient la charge de la ville.
Or, que désigne précisément le terme d’« esparre »? C’est, pour M. l’abbé Guy Villette (publication ronéotypée: Le nom de la place chartraine des Épars, p. 7) « une grosse pièce de bois. un madrier, une poutre, parfois une grosse branche, non pas un chevron ou quelque pièce de bois plantée verticalement, telle qu’un pieu, un piquet ou un poteau. Il est souvent lié à l’idée de clôture… »
Compte tenu des particularités topographiques de la zone dénommée «les Esparres » et de la signification du terme, il semble donc possible d’avancer que les « Esparres » désignaient à Chartres, au XIIe siècle, une étroite bande de terrain ou des ouvrages utilisant des madriers renforçaient la défense de la place en avant des fossés secs et non encore doublés de murailles, ou tentaient d’en rendre les accès malaisés.
D’autres époques ont également connu des ouvrages avancés établis dans le même secteur. Lépinois (Histoire de Chartres, 1, p. 92) écrit que «vers le mois de juillet (1438), on parvint à réparer les tranchées de Saint-Lubin, Mautrou (quartier Saint-Vincent) et Nicochet ». À Lucé, les champtiers de la Barre et des Barres font allusion à des ouvrages de défense. Et n’oublions pas cet énigmatique fossé dont les dernières traces ont disparu depuis peu et qui environnaient la ville depuis au moins la rue de Fresnay jusqu’à l’hôpital (Procès-Verbaux de la Soc. arch. d’E.-et-L., 1, 154).
Rappelons, sans les répéter, que bien d’autres propositions ont été faites pour expliquer la signification des « Espars », toponyme à peu près unique en son genre. Quand elles ne reposent pas sur une erreur de lecture (sparsarum pour sparrarum), elles se fondent sur une méconnaissance de la science toponymique, créent un anachronisme ou résultent d’un raisonnement spécieux. La nouvelle interprétation qui est présentée ici – et qui doit beaucoup à la sagacité de M. l’abbé Villette – a le mérite de concilier les données étymologiques, topographiques et historiques.
Le problème posé par le nom de la place des Épars nous paraît devoir être ainsi réglé. Curieusement, un autre subsiste à propos des mêmes lieux, et qui n’est pas sans certaines ressemblances avec le précédent.
Les Barricades : une alternative.
C’est, en effet, sous les noms de butte et place des Barricades que furent désignés au XVIIIe siècle, peut-être même un peu avant pour la première, et sûrement encore au début du XIXe siècle, les emplacements de nos Boulevard de la Résistance et place des Épars.
On explique habituellement ces noms par les circonstances qui, en 1588, furent à l’origine de la foire franche dont Henri III accorda le privilège à la ville de Chartres; il la remerciait ainsi du bon accueil qu’il y avait reçu après avoir dû fuir sa capitale à la suite de la journée d’émeute dite des Barricades. C’est le souvenir de cette journée qu’aurait conservé le nom de la foire.
Mais cette explication n’est pas incontestable. En effet, bien qu’autorisée en 1588, la foire se tint pour la première fois seulement en 1618 et elle ne fut longtemps désignée – officiellement du moins, et les témoignages d’une appellation populaire différente font défaut – sous le seul nom de foire de Mai. Dans les registres des échevins – ou, plus exactement, dans les extraits qui en furent tirés au XVIIIe siècle et qui nous ont seuls été conservés – le nom de foire des Barricades n’apparaît pas avant 1688. Au reste, ce n’est qu’en 1790, et dans les colonnes d’un périodique intitulé le Correspondant d’Eure-et-Loir, que cette thèse fut imprimée pour la première fois avant d’être reprise, en 1835, par Doublet de Boisthibault.
Par ailleurs, Doyen (Histoire de Chartres 1, 25, en note) prétendait – en 1786 – que la « place (des Épars) s’est appelée depuis des Barricades, de ce qu’on en a placé beaucoup lors du siège de 1591 ».
Il faut préciser que la foire se tenait sur la butte située entre les portes des Épars et Châtelet, précisément là où — Souchet le relate longuement — des barricades avaient été dressées par les assaillants pour protéger leurs batteries qui tentaient de faire brèche auprès de l’église Sainte-Foy.
La question est donc posée de savoir qui, de la foire ou de la butte, a baptisé l’autre. Lefèvre n’avait pas pris parti et citait les deux hypothèses (Annuaire du département d’E.-et-L. pour 1846, p. 285).
Pour compenser la rareté des mentions anciennes, raisonner par analogie est d’un piètre secours : la célèbre et parisienne foire du Trône tire son nom d’une place (ou d’une barrière) alors que la non moins illustre foire du Lendit (pour l’endit, du latin indictum — fixé) a laissé le sien au quartier du Landy à Saint-Denis.
D’autre part, sur le plan de la rigueur historique, ni Doyen, ni Doublet ne sont réputés faire autorité.
De ces deux événements quasi contemporains, la journée parisienne des Barricades en 1588 et le siège de Chartres en 1591, lequel a donc laissé sa trace dans notre toponymie? Le doute subsistera tant que n’aura pas été découvert un texte mois discutable que des opinions de deux siècles postérieures aux faits qu’elles entendent interpréter. Mais, s’il fallait choisir entre deux vraisemblances, on pourrait préférer, comme conforme à la permanence des choses, que les Barricades aient succédé aux Esparres dans la tradition stratégique de ce quartier de notre ville.
Roger Joly
A suivre
Merci pour ces informations. Je suis un passionné de l’histoire ancienne de ma ville et je recherche tous les renseignements s’y raportant.